Les dernières paroles de mon professeur de français, M. Chalmey, à Alger, en Mai 1962 : « Qu’emporterez-vous dans votre valise ? »

Nous sommes début Mai 1962. La ville d’Alger est en guerre. Les européens sont affolés : ils vont devoir quitter « leur » pays, l’Algérie. Après 8 ans d’une guerre qui ne voulait pas dire son nom, les plus lucides réalisent enfin qu’ils n’étaient pas vraiment chez eux ici. Les accords d’Evian viennent d’être signés et le cessez le feu entre en vigueur le 19 mars.

Les plus ultras ne savent rien de la misère des algériens et les considèrent comme des citoyens de seconde zone. Dans un réflexe suicidaire, ils ont suivi le Général Salan, fondateur de l’OAS (Organisation Armée Secrète), qui maintenant tue aveuglément et fait sauter les édifices publics : c’est la politique de la « terre brûlée ». Les gens du petit peuple européen d’Algérie, les « pieds noirs », sont sous-informés, manipulés par le lobby des possédants et par les journaux qui sont à leur solde. Ils sont persuadés que le FLN (Front de Libération Nationale) n’est composé que d’assassins sanguinaires et lui dénient toute lucidité politique. Ils croient que, s’ils restent en Algérie, comme le leur permettent les accords, ils se feront massacrer. A partir du mois de mai 1962, s’engage alors un exode anarchique. Ils doivent tout laisser derrière eux et n’auront droit qu’à deux valises par personne lors de la traversée en bateau vers la métropole.

Et c’est à ce moment que commence ma petite histoire !

Nous sommes le matin du vendredi 4 mai 1962, en classe de seconde au lycée Gauthier, Alger. C’est le dernier cours, car tout le monde se prépare à quitter l’Algérie. L’ambiance est lourde, quelques élèves pleurent. La fin du cours arrive et M. Chalmey nous fait ce discours d’Adieu, dont je me suis toujours souvenu. Le soir même, je l’écrivais dans mon cahier de français.

« Mes enfants, nous allons tous devoir partir et quitter ce pays. Je sais bien, comme vous tous, que nous traversons des temps troublés. Il y a de la violence autour de nous et en nous. Nos émotions sont exacerbées. Personne n’a plus confiance en personne et nous risquons de devenir des ennemis les uns pour les autres.

C’est dans cette ambiance que nous allons nous quitter. Vous savez que les autorités nous limitent à deux valises par personne pour ce départ. Moi, ce matin, c’est d’une autre sorte de bagages que je voudrais vous parler. Oui, quels bagages emporterez vous dans votre cœur ? C’est là l’essentiel. Ne l’oubliez jamais. Que garderez vous, au fond de vous, et qui est le plus important ? Les souvenirs de votre vie ici, sans doute. Les liens d’amour avec vos parents, d’amitié avec vos amis, c’est certain.

Mais je vous en conjure, pensez aussi à votre vie lycéenne de ces dernières années, ces années qui ont fait de vous des hommes. A côté de l’éducation que vous ont donnée vos parents, il y a celle que vous a donnée l’école de la République. Vos professeurs ont fait de leur mieux pour vous enseigner ce que tout citoyen doit savoir et comment tout homme doit se comporter. Ils vous ont communiqué ce qu’on appelle une culture. Une culture, c’est un trésor précieux qui ne tiendra pas dans les deux valises, mais qui est plus importante que vos chemises et votre trousse de toilette. Je vous demande de la conserver au plus profond de vous : elle ne cessera d’y grandir. Elle marquera ainsi toute votre vie et celle de vos proches.

Adieu, mes enfants … »

A la fin de cette phrase, ce petit homme aux cheveux courts et frisés et à la timide moustache, ce grand homme qu’était mon professeur, avait les yeux mouillés de larmes. Et nous aussi.

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18 Replies to “Les dernières paroles de mon professeur de français, M. Chalmey, à Alger, en Mai 1962 : « Qu’emporterez-vous dans votre valise ? »”

  1. Bertil Sylvander Post author

    Merci Bertil de ce si beau partage.
    Quelle chance, dans ce moment de chaos et de violence, d’avoir rencontré cet enseignant au grand coeur et au grand esprit. Si grand d’ailleurs que 58 ans après, il nous parle encore comme une parole d’aujourd’hui, qui n’a pas pris une ride, qui garde tout son sens profond. Même si nous ne sommes pas en guerre aujourd’hui.
    J’ai eu la chance de ne pas connaître la guerre, mais je connais la colère, l’aveuglement et vois et entend autour de moi cette noire étendue de discours qui s’en rapprochent.
    Je veux croire à ces deux valises que nous portons toute notre vie. Elles sont plutôt légères et essentielles sur notre chemin. Ne les perdons pas en route.
    Comme toi… puisque tu as su traverser cette épreuve et su transmettre ce que tu avais emporté dans ta valise, encore aujourd’hui.
    Merci l’ami Bertil.
    Je t’embrasse.
    Myriam

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  2. Pascal Matheron

    Merci Bertyl pour ta sagesse et pour le recul que tu arrives à prendre sur ces événements tragiques de la guerre d’Algérie. Ma famille a aussi vécu ça. Leurs blessures sont marquées au plus profond de moi, même si je n’ai pas connu cette période.
    Les enseignants sont, quoi qu’on en dise, des références pour les élèves.
    La difficulté de leur travail au quotidien devrait être largement reconnue.
    Bravo M Chalmey…

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  3. Dorembus françois

    C’est le problème de la violence Des guerres et de faire dresser les peuples les uns contre les autres , ça ne fait que des victimes dans tous les camps à commencer par les valeurs humanistes et républicaines pour des générations à venir les exemples
    Ne manquent pas hélas

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  4. Rabia,

    Ton texte me fait penser à mon texte : « une valise dans la tête » dont voici un extrait :
    (…) inversement / les pieds noirs / les harkis / les expatriés / les apatrides//

    détournements d’itinéraires / perte de repères / mémoires suspendues //

    la salle des pas perdus se déplie / ça grouille d’absence / ça grouille de chaises vides //

    tillandsia sans racine et sans terre / saxifrages dans les fissures du Monde//

    5 juillet 1962 / la petite fille pense faire un grand voyage / mais c’est un aller sans retour / encore les non-dits//

    innocence perdue / avec une valise trop grande pour elle / une valise pleine d’urgence //

    sur la mer / le phare se tait / les bateaux questionnent les bateaux //

    dans quelle direction il faut dire / vers quel horizon //

    la vieillesse de l’instant se prépare / à une distance certaine / un autre jour va commencer //

    la petite devenue femme / se détache du devenir de l’autre //

    parfum de mémoire d’un passé recomposé / sortir du Non Lieu pour un lieu-dit //

    tissage et métissage //

    derrière la route des signes / des langages cohabitent //

    l’acte de naissance ordonne / au crépuscule de prendre part //

    écrire une page blanche / avec l’encre des émotions qui restent //

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    1. Bertil Sylvander Post author

      Merci Rabia de faire écho de cette manière poétique à ce souvenir brûlant … spécialement : « le phare se tait / les bateaux questionnent les bateaux /
      C’est cette voie poétique que je veux suivre et non la polémique stérile. Continuons !

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  5. Philippe Bouquet

    oui, le métier d’enseignant est l’n des plus beaux et plus nobles qui soient. C’est pourquoi j’en veux tellement à nos hommes politiques de tout poil (à l’exception peut-être de M; Chevènement) qui l’ont dégradé au rang d’activité de paria. Ce sera l’un des grandes hontes de notre époque, qui n’en manque pourtant pas en quelques milliers d’années d’histoire humaine

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  6. Philippe Bouquet

    Oui; le métier d’enseignant est l’un des plus beaux et des plus nobles au monde. C’est pourquoi j’en veux tellement à nos hommes politiques de tout poil (sauf peut-être M. Chevènement) de l’avoir dégradé au niveau d’une activité de paria. Ce sera l’une des hontes de notre époque, qui les a accumulées au bout de quelques milliers d’années d’histoire humaine.

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  7. Philippe Bouquet

    C’est un beau texte, digne de ceux qu’Albert Camus – autre fils de l’Algérie – a pu rédiger sur le sujet, comme son discours de Stockholm. Je me suis toujours considéré comme son fils spirituel, et maintenant plus que jamais en ces temps où la haine se donne libre cours. C’est le moment pour tous les hommes dignes de e nom de serrer les rangs et de faire obstacle au fanatisme mortifère d’où qu’il vienne
    Merci d’avoir pensé à nous communiquer cette belle défense de ce qui fait de nous des hommes : la cuture.

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    1. Bertil Sylvander Post author

      Merci Philippe pour tes réponses que j’approuve entièrement. A propos d’Albert Camus et de la haine qui se développe dans notre société, as tu lu le livre de Maeso (« les conspirateurs du silence »), dont je parle d’ailleurs dans mon blog. prof de philo à normale sup, elle s’appuie énormément sur Camus pour analyser l’époque (lui qui a aussi été en butte à la haine, du temps de sa controverse avec Sartre, puis vis à vis des algériens qui n’ont pas compris son interview donné à Stockholm). Voir aussi « manuel d’autodéfense intellectuelle », de Sophie Mazet et « l’ère du clash » de Christian Salmon. Ha det s@ bra ! Med vänlig hälsning, Bertil

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  8. Danièle Hutter

    La culture, la culture..oui, mais les caricatures sont elles éléments de culture? Peut- on rire de tout?
    Qu’est ce qui est sacré, qu’est ce qui ne l’est pas?
    Mais la vie d’un homme c’est sacré, aucun doute….là- dessus….

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    1. Philippe Bouquet

      Rire de tout, oui, peut-être, mais pas avec n’importe qui, comme on l’a dit, et surtout à condition d’être prêt à rire de soi-même et de ses propres principes lorsqu’ils sont dévoyés au point d’être méconnaissables ou mis au service de fins indignes voire contraires à leur finalité (comme une religion censée relier les hommes qui s’emploie à les opposer et/ou les inciter à s’entretuer)

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  9. Jicé Viou

    Merci Bertil pour ce partage, merci beaucoup. Il fait écho en moi, pour moi, dans la période violente que nous connaissons. Bien amicalement à toi. Jicé

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  10. Martine Julien

    Beau texte, beaux souvenirs forts et si tristes.. Comme nos professeurs et instituteurs nous ont marqués, influencés , ont parfois orienté nos vies!!!Oui c’est un métier extraordinaire et de première importance, mais je crois qu’aujourd’hui les élèves ont bien peu de respect pour cette fonction .. Je plains le corps enseignant.. quand j’ai dû intervenir dans des classes, après coup, je me suis dit qu’il faudrait qu’on me paye très très cher pour que je fasse ce métier à longueur de temps pendant 30 ans.. C’est d’une ingratitude totale… Très pénible, épuisant, vain… J’ai été infirmière et bien on les loue bcp en ce moment… je trouve pourtant cela bien plus gratifiant et moins destructeur que prof surtout au collège… Bravo à eux…

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  11. lucie stewart

    Ce texte dégoûte franchement. Après l’euphorie du 13.05.58 partagée par les algériens et les français, les deux communautés ont été trahies par le général De Gaulle qui en bon stratège, s’est servi de leur crédulité en son message de « vive l’Algérie Française » pour monter au pouvoir….Dès septembre, il retournait sa veste! la suite , on connaît….Bertil c’est toi qui écrit ça ????

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    1. Bertil Sylvander Post author

      Bonjour Lucile !
      Oui, c’est moi qui ai écrit ce texte ! ça ne se voit pas ? Les dernières années de guerre, mes parents ont évolué vers une position dite « libérale », puis Ingrid est revenue de deux ans de collège Cévenol, où elle a appris beaucoup de choses qu’on ne nous disait pas en Algérie (lobby Susini, propriétaire de l’Echo d’Alger). Elle nous a ouverts à une autre réalité. Puis, comme toi, j’ai rencontré des algériens, j’ai beaucoup lu et je me suis fait une opinion différente de celle de nombreux pieds noirs de mon entourage. et je pense aujourd’hui ce que j’ai écrit. Je pense te l’avoir dit plusieurs fois ! La position la plus nuancée et la mieux informée aujourd’hui est celle de Benjamin Stora. Je ne pense pas très utile de commencer un débat à partir de ta réponse … En tous cas j’espère que les blessures se refermeront, au moins après notre mort !

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  12. Anne Guerin Charlot

    Un grand Homme qui a su semer des graines de sagesse … émouvants souvenirs. Merci Bertil

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