Ce que je veux, c’est des pieds paquets !

Ce que je veux, c’est des pieds paquets !

Extrait de « Les plaisirs du sens » (à télécharger depuis les écrits de Bertil) 

Depuis que j’ai conscience de vivre, j’ai entendu mon père répondre emphatiquement à ma mère, qui l’interrogeait sur le menu de Noël : « Ce que je veux ? Je veux des pieds paquets ! ».

 

 

Adolphe Sylvander, le grand père de mon père, industriel suédois issu d’une famille commerçante de la côte Ouest de la Suède (s’entraîner tous les matins à dire « Västkustskt »), est venu s’installer à Marseille en 1869. Suédois et protestants, ces immigrés n’avaient au départ pas grand-chose de commun avec le peuple marseillais, décrit par Marcel Pagnol. Mais, au cours des décennies, Adolphe et ses descendants ont progressivement adopté cette culture haute en couleurs et ils se sont mis à adorer Raimu. D’où l’expression : « Ce que je veux ? je veux des pieds paquets ! ». Des « pieds paquets » qu’Adolphe a commencé par réclamer (avec son accent suédois « che feux des piä pakets »), suivi, deux générations plus tard, par mon père. (Ma mère, de toutes façons, originaire du Sud-Ouest, faisait toujours à Noël de la pintade, accompagnée d’artichauts aux petits pois.)
Les pieds paquets (ou « pieds et paquets ») sont un monument de la gastronomie marseillaise, d’une recette née au monastère de Saint Trophime en Arles en 1476. A la mort du moine Roberti, ses amis ont cuisiné des pieds de mouton et de porc, dans de la panse d’agneau et c’est resté dans le folklore.

Sans doute, par souci d’intégration, ma famille a-t-elle cultivé ce mythe. La blague était dans ma jeunesse tellement rabâchée qu’on ne se demandait même plus ce que c’était exactement, les « pieds paquets ».
Mais voici que le jour de la mort de mon père, qui était, on l’aura compris, un homme d’humour, on s’est demandé ce qu’on allait servir aux invités qui s’étaient déplacés pour les funérailles. Et soudain, la chose est devenue évidente : ma mère allait enfin cuisiner des « pieds paquets ». Mon père, en bon parpaillot, ne voulait pas qu’on le pleure (il avait d’ailleurs émaillé son testament de nombreux détails désopilants). On n’a pas eu l’impression de manquer de respect à sa mémoire en prenant cette décision. Donc, malgré le deuil, il fallait s’amuser. Les oncles, tantes et cousins, qui étaient invités pour le dîner et connaissaient bien Erland, allaient adhérer à cette dernière galéjade de marseillais.
Donc, ma mère s’est mise courageusement à l’ouvrage, en consultant moult recettes. Mais attention, pour que cela soit réussi, la recette dit qu’il faut qu’il y ait des pieds de mouton et des pieds de porc, ainsi que du gras double, de la ventrèche, etc.. C’est la sainte alliance du cochon du Nord et de l’agneau du Sud (d’où cette histoire aujourd’hui).

Elle a tout fait comme il fallait. Les invités ont mangé….
Finalement, c’est pas terrible, les pieds paquets.
Par contre, c’est émouvant, cette manière qu’ont parfois les immigrés de s’identifier à leur pays d’adoption. Cette manière de dire : « On vient d’ailleurs, on continue d’aimer son pays d’origine, on parle sa langue et on célèbre sa culture, mais cela ne nous empêche pas de nous approprier la culture du pays qui nous a accueillis ».
Alors voici ma contribution à tel ou tel « grand débat » sur l’« identité nationale » : ce qui fait que je me sens français, c’est que mes ancêtres suédois, installés à Marseille, se sont mis à réclamer à manger, en vain mais obstinément et jusqu’à la mort, des pieds paquets !

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