Un jour à Tipasa : une rencontre et la paix

Comme presque à chaque fois que je vais à Alger, une visite à Tipasa s’impose …

Tipasa ? un immense jardin de ruines romaines à 60 km d’Alger, un havre de paix, un espace inchangé qui supprime toute notion de temps.

Le site de Tipasa

Depuis l’origine des fouilles au milieu du XIX° siècle, on a toujours eu l’intelligence de respecter ce lieu, qui reste encore « tel qu’en lui-même l’éternité le change »… Certes, le végétation se développe, mais on l’écarte gentiment pour que les pierres romaines gardent leur place. Et inversement, lorsqu’on fait une fouille, on creuse autour des oliviers, des lentisques et des pins, pour dégager le passé, en laissant la beauté du présent continuer de régner !

On ne peut pas évoquer Tipasa sans parler de Camus (vous découvrirez dans un moment le cadeau dont il est question dans le titre, soyez patients !). Dès qu’on ouvre son petit livre « Noces à Tipasa », on est saisi :

« Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer…

Je pourrais, je voudrais continuer à recopier ici ce livre ensorcelant, mais il faut bien s’arrêter n’est-ce pas ? (allez donc lire ou relire « Noces à Tipasa ». Si vous ne l’avez pas, achetez le ici).

En visitant les ruines, et après une petite déambulation sur les dalles « gonflées de souvenirs » de la Décumanus Maximus, on arrive inévitablement au théâtre, que voici :

Le théâtre romain de Tipasa, pas très spectaculaire, mais si attachant …

Eh bien, en ce jour de mai 2016, nous y sommes, dans ce parc archéologique enchanteur … et nous voici maintenant parvenus au théâtre antique !

La tradition, dans notre famille, dès l’arrivée dans les lieux, est de lire des extraits de « Noces ». Chacun son tour, on va sur scène et on lit, en se laissant remplir par la magie du texte. Mais cette fois-ci tout se passe différemment …

Depuis le début de la visite et en parcourant le parc, j’ai en effet remarqué un fait inhabituel : il y a, parmi les ruines, les buissons et les bancs, de nombreux couples de jeunes gens algériens, qui se réfugient ici, loin de l’intolérance conservatrice de la ville. Ils se racontent leur vie à voix basse et font des projets en se regardant chastement dans les yeux.

Alors que nous commençons à lire « Noces », tout à notre émotion, quelques jeunes couples s’approchent et nous écoutent gravement. J’ai une intuition :

  • Voulez vous lire quelques passages à haute voix avec nous ?

A cette question, le bonheur illumine leurs visages : bien sûr qu’ils veulent ! Ils n’attendaient que ça ! Et les voilà partis, les uns après les autres, dans la lecture du bouquin ! Voyez, ci-dessous, deux de ces jeunes gens, si mignons !

Ils sont très beaux, mais je les ai floutés par respect

Ils lisent attentivement et, progressivement, leur rythme se fait plus lent, l’émotion affleure, les yeux se mouillent.

  •  » Qu’est ce que c’est beau, c’est beau, c’est magnifique, c’est … « 

La fille regarde le titre. Ah ! mais c’est de Camus ! (elle n’avait pas réalisé !). Mais je croyais que Camus était un ennemi de l’Algérie ! Beaucoup de jeunes algériens ont en effet une mauvaise image de Camus, qui était né en Algérie, à cause de la phrase qu’il avait prononcée lors de la remise de son prix Nobel, à Stockholm, en 1957 : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». A l’époque, cette phrase qui critiquait les attentats du Front de Libération Nationale, a provoqué un tollé dans les milieux proches de la lutte d’indépendance de l’Algérie.

Quel contraste attristant, entre le ravissement dû à la lecture innocente et ce jugement soudain. Nous avons répondu à ces jeunes qui se pressaient autour de nous qu’on ne peut pas juger un des plus grands écrivains et philosophes du XX° siècle sur une seule phrase. (Pour en savoir plus, lisez ici ce qu’on peut en dire aujourd’hui).

Nous commençons alors à raconter à ces jeunes, à expliquer la réalité : que Camus était un homme juste, un défenseur du peuple algérien et qu’il était aussi lui-même viscéralement attaché à l’Algérie, malgré son origine française… Et qu’il avait eu tout simplement peur que sa mère soit victime d’un attentat.

Nous leur expliquons ce qu’est la nuance, la complexité des sentiments et des êtres, et ces jeunes sont fascinés et heureux de cette découverte ! Je pense humblement que Camus aurait aimé ce moment de paix et de compréhension mutuelle.

« Il faut aimer les hommes avant les idées. Aux indignés et sectateurs qui s’endorment sur l’oreiller de contestations incontestables, Camus enseigne que la véritable exigence est le contraire de la radicalité. A l’inverse de ceux dont le goût de l’absolu s’épanouit dans l’inefficacité pratique, le héros de Camus ne baisse pas les bras. C’est dans la révolte que Camus cherche l’intransigeance exténuante de la mesure » (R. Enthoven)

Ces jeunes gens sont la preuve vivante que la paix est possible, si on ne cède pas aux préjugés. C’était ça, mon cadeau de Noël !

Pour en savoir plus sur Tipasa

Un extrait du livre de Maïa Alonso « de Sable et de vent »

Lien vers « Une bonne année clown 2023 » de Denis V.

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18 Replies to “Un jour à Tipasa : une rencontre et la paix”

  1. Bertil Sylvander Post author

    De Renée L.:
    Tipaza, les ruines romaines, la mer, les lentisques, les pins, le Chenoua, l’immense paix enveloppant le site, le silence, la beauté pure, la lumière éblouissante, le bonheur parfait, le gout d’éternité…. Le souvenir des jours heureux, Camus… Ingrid.
    Le coeur se serre…

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  2. Bertil Sylvander Post author

    D’Agathe de C.:
    Passionnant et poétique ce salon ardent! Merci ca fait du bien …
    Agathe

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  3. Bertil Sylvander Post author

    De Holger H.:
    Hej!
    Je me rappelle. Vi var där en dag 1963 och det glömmer jag inte. Magiskt med historiens vingslag så påtagligt.
    Hojte
    God Jul.

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  4. Bertil Sylvander Post author

    Nathalie H.:
    Merci Bertil pour ce beau cadeau en effet
    Je te souhaite de belles fêtes
    Natalie

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  5. Bertil Sylvander Post author

    D’Isabelle D.:
    Merci Bertil de ces beaux cadeaux de noel!
    Souvenir de Tipasa visité avec mon compagnon et notre fils il y a 25 ans environ!
    Amitiés
    Isabelle

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  6. Bertil Sylvander Post author

    De Jérôme G. :
    Salut
    J’ai été également émerveillé par ce lieu
    un grand souvenir de notre voyage à alger avec ingrid et michel
    Jerome

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  7. Bertil Sylvander Post author

    D’Agnès R. :
    Salut Bertil !
    C’est marrant de recevoir ton mail avec Tipasa en 1ère page, ce qui m’a immédiatement attirée ! Je vous envie beaucoup d’avoir eu la joie de lire ce texte dans les vestiges des gradins !
    Ma petite histoire à moi, la voici : Je me suis offert « Noces » à Ombre Blanche il y a 3 ans, après avoir dû le rendre à la médiathèque où je l’avais emprunté. Il me le fallait absolument, à moi, et je l’ai même choisi dans son édition de luxe chez Gallimard, c’est dire ! (Etant donné ma vie économe…) J’ai littéralement été subjuguée par ces récits qui commencent par Tipasa, les couleurs éclataient dans mon cerveau, et la salive me venait dans la bouche à dire la musique de ces mots, oui, car moi aussi j’ai pris du plaisir à les dire, hahaha !
    J’avoue qu’il n’y a pas que ça qui m’a fait m’intéresser à Camus, et à son oeuvre d’une façon générale : il se trouve que feu mon père est parti d’Algérie en 1962, il avait 31 ans et c’était 8 ans avant ma naissance. Je ne suis jamais allée en Algérie, à mon grand dam, mais j’en ai tellement entendu parler, et avec tant de nostalgie. Je me console avec mes souvenirs du Maroc, où j’ai voyagé 2 fois, en 1997 et en 2002, bien que je n’y ai pas vu ses ruines romaines, seulement des gravures rupestres et des traces de dinosaures, c’est un autre délire : hahaha !
    Enfin, il se trouve que j’ai grandi dans un petit village du nord du département de l’Yonne : Villeblévin, où trônait un sinistre monument à la mémoire d’Albert Camus : La Mort l’avait saisi là-bas, avec son compagnon Gallimard. C’était bien avant que mes parents y fassent construire leur pavillon, mais quand même…
    Bref, voilà ce modeste partage, parce que j’en avais envie, hihihi !
    Des bises et une heureuse fin d’année !
    Agnès

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  8. roussel

    Ah, le Bataclown a 40 ans déjà! Il continue sa jeunesse dans le Pas de Calais et sans doute ailleurs. Et ce cher Camus, disparu en 1960, son message n’a pas pris une ride. Merci aux personnes qui nous élèvent l’esprit.

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  9. Jean-Bernard

    Ah Tipasa ! Tisaller ou Tipasaller ? Moi j’y suis zallé mult fois avec le même ravissement.
    Merci Bertil de partager avec talent ton vécu de fidèle tipasien. Et bravo d’avoir favorisé la rencontre sensible entre Camus et ces jeunes algérois, rendant au théâtre romain sa fonction sociale de lieu d’accueil d’actes poétiques chargés d’émotions.
    En te lisant, je repense à la sérénité du lieu, au calme apaisant, au Mont Chenoua majestueux,… et à mes deux garçons jouant au milieu des pierres millénaires ! Et bien sûr je repense à notre rencontre inaugurale en cette terre algérienne, qui fut aux fondations du Bataclown !

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    1. Bertil Sylvander Post author

      Merci Jean-Bé ! Tu as exactement compris ce que je ressentais et ce que je voulais dire ! ça ne m’étonne guère, la part d’un vieux frère comme toi !

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  10. Laurence DUQ.

    Je lis ton magnifique cadeau dans l’air frisquet d’un petit déjeuner de décembre, quel bonheur ! J’ai le cœur tout réchauffé et plein d’espoir… merci Bertil ! Belles fêtes de fin d’année !

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  11. Cécilia

    Fichtre ! Jouer là-bas, dire un poème, ce doit être un pied de géant mythologique ! Merci Bertil, Camus nous fait si bien sentir cette odeur de chaleur, des pierres, des plantes… qu’elle effleure mes narines !
    Voici en résonance encore une évocation du soleil ; c’est une femme du siècle, l’autre d’avant, qui nous la partage, Simone de Beauvoir :
    «Je me perdais dans l’infini tout en restant, moi-même. Je sentais sur mes paupières la chaleur du soleil qui brille pour tous et qui ici, en cet instant, ne caressait que moi. Le vent tournoyait autour des peupliers il venait d’ailleurs, de partout, il bousculait l’espace, et je tourbillonnais, immobile, jusqu’aux confins de la terre. Quand la lune se levait au ciel, je communiais avec les lointaines cités, les déserts, les mers, les villages qui au même moment baignaient dans sa lumière. Je n’étais plus une conscience vacante, un regard abstrait, mais l’odeur houleuse des blés noirs, l’odeur intime des bruyères, l’épaisse chaleur du midi ou le frisson des crépuscules je pesais lourd et pourtant je m’évaporais dans l’azur, je n’avais plus de bornes».
    Beaux jours de fêtes à toi et ta famille. On risque de se revoir bientôt avec ozéfine, enfin j’espère. Je t’embrasse

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  12. Malaterre

    Mon cher Bertil, je suis retourné à Tipasa en octobre 2019. Avec ma fille, mon cousin d’enfance lui même avec sa fille. Avec le texte de Camus en tête… une déambulation sur la terre rouge et la présence de ma présence enfant. Je me baigné, sur la plage encombrée de déchets j’étais bien.

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  13. Martine Julien

    très belle histoire qui me donne envie de lire ces fameuses noces et de rêver de tipasa…
    merci maître Bertil et belles fêtes

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  14. Anonyme

    Merci Bertil pour ce cadeau de Noël à laisser agir tout au long de l’année
    Bonnes fêtes de Noël et à Gute rutsch ins neue Jahr
    Cora

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