Depuis quelques mois, mon père est en train de mourir. Il habite avec ma mère à Congénies. Il est atteint d’un cancer de la prostate décelé tardivement parce qu’il avait été déjà opéré d’un adénome et que les médecins n’ont pas pensé au cancer. Moi non plus d’ailleurs, je n’y avais pas pensé.
Aujourd’hui, il a des difficultés pour uriner, il a beaucoup maigri et surtout il souffre de douleurs depuis que les métastases ont envahi les os, les vertèbres et le bassin…
Je descends le Week End, pour faire le point sur l’évolution de la maladie avec son médecin traitant mais surtout pour le voir et parler avec lui.
Il a déjà organisé son départ. Il considère la mort comme une délivrance et souhaite seulement que ça ne dure pas trop longtemps. Il a prévu les moyens de subsistance de ma mère après sa disparition, « ce sera une riche veuve » me confie-t-il en riant. Il me met au courant de ses comptes, des documents divers et des démarches de succession. Tout est bien organisé, en ordre dans des cahiers. Je suis ému de cette confiance qu’il m’accorde en me mettant au courant de ses affaires. Il avait essayé d’en parler aussi à ma mère mais elle a toujours refusé de s’y intéresser. Cela m’a étonné mais je pense que chacun se défend comme il peut de l’angoisse du prochain départ.
Je monte avec lui dans son bureau qui est à l’étage. Je mesure en le suivant l’évolution de la maladie à la difficulté croissante qu’il a à franchir ces quelques marches. Pour lui, c’est aussi un test de vitalité conservée et il n’a jamais accepté de le déménager au rez-de-chaussée.
Les effets du traitement hormonal sont depuis longtemps épuisés et la radiothérapie antalgique sur les métastases osseuses qui le font tant souffrir n’a pas vraiment eu l’efficacité prévue.
Il a terriblement maigri et avec sa grande taille, c’est assez impressionnant. Son visage a beaucoup changé et ma mère me dit ne plus le reconnaître. Ce n’est plus l’homme qu’elle a aimé et elle n’ose presque plus le regarder en face. J’en ai l’estomac noué. Je ne sais pas si c’est ce constat qui m’a alerté ou si elle en a exprimé alors clairement le souhait, mais j’ai décidé de tout faire pour pouvoir rester prés d’eux jusqu’à la fin.
Très tôt, depuis qu’il a su que le cancer avait échappé au traitement, mon père m’a demandé de l’aider à mourir lorsque la vie serait devenue vraiment absurde. Il l’a exprimé avec détermination et sérénité.
J’ai déjà aidé des patients en fin de vie à partir. Le sentiment de toucher à un mystère m’a à chaque fois profondément troublé. Je garde pourtant la conviction que c’est ma responsabilité de médecin d’assumer cette tâche, lorsque le patient en fait la demande répétée, que j’ai épuisé les possibilités raisonnables de soins, de maîtrise de la douleur et que la vie semble vidée de son sens.
Pour mon père, c’est à la fois plus simple et beaucoup plus douloureux. Nous avons eu le temps d’en parler, je sais précisément où il en est de ses douleurs, du ras le bol des drogues qui calment un symptôme mais entraînent des effets secondaires difficiles à supporter, de la dégradation quotidienne, de l’érosion de l’intimité. Il m’a dit son refus de régresser, d’abdiquer la pudeur, de sentir son corps se découdre. Il a eu le temps de faire le bilan de sa vie, paisiblement. Il se sent prêt à affronter cette inconnue. Il a gardé sa foi et l’apaisement de la promesse de la vie éternelle, mais il n’en parle pas.
Cependant, passer à l’acte et interrompre ce lien qui nous unit, vaincre la peur d’un geste définitif me remplit de désarroi. Alors je vis les choses au jour le jour et je temporise. Mon père est déterminé, mais il ne se rend pas complètement compte de la gravité et du poids de sa demande.
La seule chose qui le fait souffrir moralement est assez inattendue. Depuis quelques années, il est en conflit avec le pasteur de la paroisse. Il se bat pour que les dons et collectes affectées à l’entretien des bâtiments, le temple et les locaux paroissiaux, servent plus tôt à une cause humaine. Il ne supporte pas ce pasteur pour ses choix, sa manière de décider de tout sans vraiment de clairvoyance. Il garde une colère rentrée qui le tourmente et le pasteur qui le sait bien et en a peur ne viendra pas le visiter.
Mes collègues du centre de santé ont accepté que je reste prés de mon père le temps qu’il faudra. Je peux donc lui donner moi-même ses soins, l’aider à se laver puis, plus tard, le faire à sa place. C’est un grand soulagement pour lui car il ne supporte pas qu’une infirmière s’en charge.
Ce corps à corps est vraiment nouveau. Les hommes ne se touchent pas d’habitude. Je m’assieds souvent à côté de lui au bord du lit. Je mets ma main sur la sienne ou sur son genou qui n’est plus qu’une rotule décharnée tant il est maigre. Il y a beaucoup de tendresse échangée dans ces gestes.
En écrivant ces lignes, la tristesse refait surface. Je ne pensais pas qu’on puisse souffrir de l’écriture. Trois ans se sont pourtant écoulés mais le travail de mémoire est là aussi, un travail de deuil. Aujourd’hui un des salariés dont je suis le médecin évoque sa souffrance à propos de la mort récente de son père. Il en parle avec des mots simples qui résonnent en moi. Il n’a pas trouvé le courage d’aborder le sujet avec lui, tout préoccupé à faire bonne figure pour ne pas l’inquiéter lorsqu’il allait le voir à l’hôpital. Alors qu’il s’attendait au décès de son père, âgé et malade depuis longtemps, il a été étonné du trouble qui l’a envahi quand c’est arrivé. Il n’a pas pu en parler paisiblement avec les médecins de l’hôpital qui lui ont délivré un pronostic un peu sec: « plus rien ne marche chez votre père ».
Je lui explique la souffrance des médecins confrontés aux limites de leur science et à la maladresse qu’elle peut engendrer. Ils rencontrent sans en être toujours conscients la peur de leur propre mort et ça leur donne envie de fuir ou de se cacher à l’abri de leurs techniques.
Nous avons tous les deux des larmes au bord des yeux et, si je ne lui dis pas que j’ai connu cette peine, je pense qu’il l’a compris.
Je ressens comme lui ce poids sur l’estomac, cette difficulté à se concentrer sur sa tâche, ces bulles de tristesse qui remontent par moment, quand on s’y attend le moins.
Je mesure le bonheur d’avoir pu vivre ce temps de la fin prés de mon père. Nous nous parlons comme nous ne l’avons jamais fait jusque là. J’écoute ses plaintes même si je ne peux apporter de réponse. Il n’exprime pas de peur. Il soupire par moment, exprime de nouveau son ras le bol. Je l’interroge sur les secrets de famille. Cette tante qui avait été adoptée par ma grand-mère, de qui était-elle la fille? Pour quelle raison avait-il renvoyé brusquement le gardien qui logeait avec sa femme et sa fille dans un petit appartement au Rez de chaussée de la villa à Baïnem ? Et d’autres questions qui restaient en suspens. La vie s’écoule et nous profitons de ces miettes de bonheur.
Mes sœurs sont venues le voir, Marie-France depuis Alger et Elisabeth de Paris, elles restent quelques jours. Mon père les attendait avec impatience. C’est pour lui un grand moment de bonheur. Il se tient plus droit, fait semblant d’avoir faim. Il insiste pour s’habiller avant de les recevoir. Ma plus jeune sœur est très remuée de le voir dans cet état et masque difficilement ses larmes. C’est la plus sensible et la plus fragile de nous trois.
Après le repas mon père nous réunit. Il a écrit une lettre émouvante. Il me demande de la lire. J’ai la gorge nouée. Les mots sont apaisants, ils parlent de sa vie, du plaisir qu’il a eu à la vivre. Du bonheur que ses enfants lui ont donné. Il nous confie ma mère. La mort prochaine ne lui fait pas peur. Il souhaite aussi être incinéré et nous demande de répandre ses cendres dans la mer. Il ne fait aucune référence à la religion.
Après la lecture mon père reparle de sa demande d’euthanasie. Je trouve la force de lui dire que je l’aiderai, mais que c’est difficile pour moi. Je lui fais remarquer son bonheur et le notre à être encore ensemble. C’est vrai qu’il a beaucoup changé. Il est de plus en plus maigre, son visage est décharné, mais il garde l’esprit vif.
Je m’entends bien avec le médecin de famille. Sa pratique est proche de la mienne, peu de médicaments et une écoute attentive. Nous réfléchissons ensemble à l’état de mon père, aux améliorations possibles de son confort de vie et de son traitement de la douleur. Nous parlons aussi de son désir d’éviter tout acharnement, et de sa demande d’aide à mourir. Nous en partagerons la décision et la réalisation. Nous constatons notre difficulté commune, notre appréhension, notre incompétence technique pour ce geste étranger à notre fonction de médecin mais à deux nous devrions y arriver.
Je n’ai jamais très bien su ce que signifiait le mot confraternité. Il recouvre chez les médecins, au mieux, un accord de non concurrence, et plus souvent un silence pudique sur les erreurs commises par l’autre dans l’exercice de son art. Ce jour là, j’en ai compris le sens et j’ai ressenti un grand réconfort.
Jusqu’au dernier jour, mon père tient à se mettre à table même s’il faut le porter et souvent il nous regarde manger parce qu’il est nauséeux à la deuxième bouchée. Aline nous a rejoints pour le Week End. Au dernier repas que nous avons pris ensemble, après avoir dit le bénédicité il prend la main de ma femme et lui dit tendrement « chalom ». Je ne pense pas que Dieu existe, mais cette bénédiction de ma femme juive m’a paru d’inspiration divine. Je sais qu’elle la garde dans son cœur comme un cadeau précieux. Et moi, ça me fait vraiment du bien.
Mon père ne parvient pratiquement plus à marcher. Il reste couché ou assis au bord du lit. Ma mère vient parfois s’allonger prés de lui, je pense qu’elle préfère toucher sa main que le regarder.
Mes sœurs sont reparties, leur présence a allégé l’atmosphère j’ai senti leur attention et j’ai vu mon père heureux. Maintenant, je n’ai plus vraiment d’argument pour refuser l’aide qu’il demande pour abréger ses souffrances.
Ce matin, le docteur est venu me rejoindre de bonne heure. Mon père est prêt. Nous lui posons une perfusion pour pouvoir passer les médicaments. Nous associons plusieurs drogues à des doses susceptibles de provoquer un arrêt des fonctions vitales.
Mais que c’est long pour un homme de mourir.
Enfin il arrête de respirer. J’ai une sorte de sanglot éteint, sans larme. J’appelle ma mère. Elle pleure. Les traits du visage de mon père sont plus détendus. Je suis envahi par cette chose définitive, inéluctable et par l’envie folle de remonter le temps. Que c’est étrange l’éternité.
Il faut bouger. Les pompes funèbres, choisir un cercueil, rédiger le faire part. « Voulez-vous qu’il soit embaumé? » Je dis non, ma mère dit oui. L’embaumeur s’enferme dans la chambre de mon père avec son matériel. Il ressort une heure après. Mon père est méconnaissable, les stigmates de la maladie ont disparu, ceux de la mort même, sont effacés, seule la respiration n’est pas revenue. Ma mère retrouve le visage de l’homme qu’elle a aimé. Elle en est heureuse et apaisée. L’alliance qu’il portait au doigt et qu’il n’a jamais quittée a disparu.
Mon père est très grand, impossible de faire passer la civière par la porte et le couloir, c’est par la fenêtre qu’il prendra son envol porté de mains en mains. L’officier qui doit assister à la fermeture du cercueil est un peu en retard, petit détour par le bistrot pour se donner du cœur à l’ouvrage. D’habitude facilement impatient, surtout à l’heure des repas quand l’hypoglycémie menace, mon père attend tranquillement, ce léger sourire aux lèvres que lui a fixé l’embaumeur.
Passage obligé par le petit temple de Congénies plein pour l’occasion. C’est un pasteur de ses amis qui fera le culte d’enterrement. Contrairement à son habitude, sa prédication sera courte et sobre, je le lui ai demandé. Mes amis qui sont venus de Grenoble sont étonnés de m’entendre lire un psaume. Je leur fais remarquer que ce n’est pas mon enterrement et que ce texte est d’une poésie, d’une sagesse et d’une profondeur à réconcilier l’athée le plus convaincu. Ma mère est contente.
Il ne faut plus traîner, rendez-vous est pris à Alès pour la crémation. Mon père ne souhaitait pas encombrer les cimetières. Les pompes funèbres roulent à tombeau ouvert et mon oncle qui nous conduit et qui a perdu avec l’âge une partie de ses réflexes, manque une ou deux fois de nous faire visiter le décor.
Le crématorium est construit sur une petite colline, la vue est assez belle, le bâtiment quelconque. On nous propose de visionner les opérations sur écran télé. Nous refusons. Nouveau prêche du pasteur qui nous a accompagnés et qui cette fois peut s’en donner à cœur joie de son éloquence, son public est captif. Je ne me rappelle pas le texte qu’il a commenté mais son discours est tout à fait intéressant. Je l’en remercie.
Je n’avais encore jamais vu d’urne funéraire. Elle est très sobre, de la forme d’un œuf. Elle est encore tiède, comme une bouillotte. Je la tiens dans mes bras, contre mon ventre. Nous rentrons en bravant les mêmes dangers alors que, objectivement, plus rien ne presse.
Ce soir c’est la fête, un apéro pour les gens du village. Ils aimaient mon père, surtout les vieilles dames qu’il saluait, à l’ancienne avec son chapeau quand il les rencontrait et pour le ponche qu’il préparait pour les rencontres de la paroisse, en forçant un peu sur le rhum, ce qui facilitait la discussion en déliant les langues. Ils l’appréciaient également pour ses prises de position claires et fermes dans la paroisse.
Mes amis du centre de santé sont là. Je leur dis tout le bien qu’ils m’ont fait en me libérant tout ce temps. Je le ressens comme un grand privilège.
Puis rendez-vous à la maison pour un couscous. Tous les gens du village suivent alors qu’on avait seulement invité les plus proches. Les parts sont petites mais le mélange d’émotion, de tristesse et de plaisir d’être ensemble est apaisant.
Aujourd’hui nous partons à Port-Camargue. Les cousins avec lesquels nous naviguons souvent nous accompagnent, ils conduiront le bateau. Nous embarquons, ma mère, Aline, mes sœurs et leurs maris. C’est la fin de l’après midi, la mer est paisible, une petite brise gonfle les voiles, tout est calme et nos cœurs sont en harmonie. Au milieu de la baie du Grau du Roi, sur un accord silencieux de ma mère et mes sœurs, j’ouvre l’urne et je la vide doucement dans cette mer qu’il a tant aimée.
Merci
Je pleure aussi mon père
Sa grande épaisse et chaude main de charpentier que j’ai pu tenir avant son départ pour la Grande Inconnue
J’ai serré un arbre de toutes mes forces en sortant du crématorium. Je criais mais aucun son ne sortait ; C’est venu après, dans la forêt.
Mes larmes me noyaient
Je trouve une petite plume immaculée posée sur un buisson juste à côté de moi, pas d’arbre au-dessus que le ciel très bleu et immense
Mon frère qui porte l’urne
Ses cendres: leur vision me fut insupportable, d’une extrême violence : pourquoi le jour même ? Pourquoi dans le cimetière à tout vent ? Pourquoi pas dans la forêt? ou à l’Ile de Ré?
On a brûlé papa
Un tout petit lézard s’est enfui sur le mur dès que les cendres ont touché les cailloux
Ce qu’il reste de toi de ton corps
J’allais tomber, me suis retenue, pouvais plus respirer
Un grand vide dans mon corps, un trou immense où passe le vent
On a bu des bulles légères, du Vouvray, ton vin
Après j’ai rêvé que tu marchais dans la cour
Tu marchais, tu venais vers moi
dans ton habit de charpentier, ton mètre qui cliquetait dans ta poche contre ton grand crayon à tracer
tes pas dans ton largeot
Tu viens vers moi
et je me réveille
J’ai rêvé d’un bonhomme hideux gris de cendre, gris de poussière
un fantôme
Je suis rentrée chez moi
J’ai croisé le Vieux Marocain à qui je dis toujours bonjour
Il a traversé la rue, il m’a dit : »Qu’est-ce que tu as? Je vois que ça va pas! »
Je pleure « J’ai perdu mon père. Mon père est mort ».
« – Est-ce que tes enfants , ça va?
– Oui.
– Est-ce que tu es en prison?
– Non
– Alors, Courage et Patience »
Il a continué son chemin
et moi le mien.
Avec mes souvenirs et les mots du Vieux Marocain.