Extrait du livre de Paul Ricoeur : « Vivant jusqu’à la mort », Le Seuil, 2007
Le dernier livre de Paul Ricoeur, préfacé par Olivier Abel. Les réflexions du philosophe sur la mort, sur sa mort, dans la lignée de toute son oeuvre. « Voir une pensée à l’oeuvre, écrit Abel (p.8), ou plutôt presque en action, avec ce que celle-ci a de fugace, justement, de vulérable et d’éphémère – et de témoignage précieux, intentionnellement laissé par l’auteur ».
Paul Ricoeur a écrit ce livre pendant ses dernières années, ses derniers mois, ses dernières semaines, ses derniers jours, ses dernières heures ! Le livre commence, bien construit et rédigé, puis, au fur et à mesure de la vieillesse et de la maladie, on assiste à une évolution vers un plan détaillé, avec des passages rédigés et des passages au brouillon, puis encore à des notes prises peut-être sur la table de nuit et enfin à des pattes de mouches : les dernières pages qu’écrivait Ricoeur en ses derniers instants !
Jamais livre n’aura autant mérité son titre !
Paul Ricoeur veut avant tout se délivrer des méfaits de l’imaginaire de l’après-mort, puisque absolument personne n’en sait rien. Il s’occupe de la vie et ici de la vie du mourant, qu’il appelle l’agonisant et non pas du moribond. « C’est de ce regard du dehors sur le moribond et de l’anticipation intériorisée de ce regard du dehors sur moi moribond que je veux me délivrer » (p.45). « La violence qu’on fait subir au moribond, c’est qu’on le voit « bientôt mort ». Alors que le soutien qu’on apporte à l’agonisant, c’est qu’on le voit « encore vivant ».
Le « gémir avec », c’est de la confusion ! Le « souffrir avec » , c’est de l’empathie, de la compassion au sens étymologique. L’agonisant est seul à mourir, mais il ne meurt pas seul. Il lutte pour sa vie jusqu’à la mort (p. 46). Il y a certes un aspect professionnel à cette culture du regard de compassion, d’accompagnement : un entraînement à maîtriser les émotions qui inclinent vers le fusionnel » (p. 46).
Page 48, Paul Ricoeur raconte une petite histoire bouleversante qui illustre son propos – oh combien ! Je vous le recopie ici :
Témoignage de Jorge Semprun dans « L’écriture ou la vie » (1994). C’est le témoignage d’un survivant des camps de concentration, racontant la mort de Maurice Halbwachs à Buchenwald en 1944.
Maurice Halbwachs, épuisé à l’extrême, est accompagné par Jorge Semprun. D’abord, dans le récit, les signes les plus ténus, mais les plus ineffaçables du donner-recevoir […] : « Il souriait, mourant, son regard sur moi fraternel… J’avais pris la main de Halbwachs […]. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère, message presque imperceptible […] dans les yeux, une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. (Voir le poème de William Henley, cité par Mandela) La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement, souverainement ».
Mais il fallait encore aider, par une parole non médicale, non confessionnelle, poétique et en ce sens proche de l’essentiel, l’agonisant non moribond. « Alors […], la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci […] quelques vers de Baudelaire :
« O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre …
« Le regard d’Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. je continue à réciter. Quand j’en arrive à : »
« … nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons
Un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. il sourit, mourant, son regard sur moi fraternel ».
Cette dernière phrase dit tout. Halbwachs est, en cet instant, seul à mourir, mais il ne meurt pas seul…
Merci Bertil d’être le passeur de ces mots qui viennent se déposer doucement dans mes heures si actives du jour , comme de tous les jours !!! sans assez de pause sereine pour entendre ce que disent ces mots ! ton mail est venu m’interrompre dans ma course et j’ai voulu prendre le temps de suivre tes mots , et ceux qui re répondent jusqu’à cette page cadeau.
Merci de m’avoir apporté cette plume sur laquelle je me repose quelles minutes .