La Lambeau : oser le lire ! On n’en ressort pas le même …

Roman écrit par Philippe Lançon, journaliste chez Libération et Charlie Hebdo, grièvement blessé lors de l’attaque terroriste des frères K., le 7 janvier 2015.

De prime abord, ça peut faire peur. On peut se sentir dissuadé de le lire. Je vous y exhorte : lisez le quand-même. Certes, on a raison d’avoir peur. On se dit : l’attentat, les cris, les morts, les blessés … Pas du tout ! Philippe Lançon a vraiment composé un roman d’une grande délicatesse, sans effusion ( !), sans affectation, avec humanité et simplicité. En plus, comme c’est un homme très cultivé, on apprend pleins de trucs !

Bien sûr, il faut bien qu’il parle de sa blessure, mâchoire inférieure arrachée, trou béant. Mais une fois que c’est dit, tout le reste est à la fois suggéré avec tact pour ses lecteurs et en même temps abordé directement et simplement. Même l’attentat est raconté sous un angle possible, poétique, apuré et en même temps concret, dans une perte de repères complète qui donne au récit une image fantastique, étrange, épique, distanciée, acceptable !

Son ton n’est pas celui de l’apitoiement ni celui de la revanche, ni celui de l’actualité, ni même celui du commentaire politique … Il ne parle presque pas des frères K . (qu’il ne nomme même jamais). Ce n’est pas son problème. Son problème, c’est d’abord de survivre, puis de vivre, puis enfin d’exister de nouveau.

Un roman, de la vraie littérature, 520 pages, un pavé ; Une fois commencé, on ne peut plus le lâcher.

Philippe est tellement détruit, qu’il doit tout reconstruire, se reconstruire. Physiquement, bien sûr, mais aussi mentalement, psychiquement. Il n’est même pas sûr d’avoir eu une vie avant, il a besoin de preuves ! Chaque pensée, chaque émotion, chaque sensation doivent être reliées à une vie d’avant, à des souvenirs, à des lectures, à des faits concrets, à des rencontres qui toutes prennent un sens nouveau, par rapport à sa lutte actuelle de survie et de reconstruction. Tout prend du sens. Les digressions n’en sont pas, ce sont tout autant des fils vers la vie ?

Et il faut revivre dans son corps, supporter la douleur, l’apprivoiser, la sentir venir, la sentir partir, la « gérer ». Et il lui faut respirer, les liquides du corps, lymphe, salive. Réapprendre les positions du corps et ses rythmes. Rien n’est jamais acquis. Réapprendre à communiquer : d’abord en avoir envie, puis élaborer comment. à être couché, Il doit endurer la soumission sans infantilisation, la responsabilité sans arrogance, la lutte sans merci sans volonté. Une leçon de philosophie pour nous qui sommes certes valides, mais moins sages.

Nombreuses opérations, certaines réussies, d’autres non. Refaire une mâchoire ! On lui greffe à la place du trou béant, un morceau de péroné, os de la jambe moins utile que les autres ! La reconstruction anatomique et physiologique est un lent combat. Les greffes osseuses, de muscle, de chair, de peau sont toutes des aventures où rien n’est prévisible, dans un bricolage scientifique.

Il y a les relations, les visites, les dialogues. Mais quels sont ses besoins ? Il lui faut patiemment ne retenir que ce qui fait du bien, supporter en silence ce qui fait du mal (ou ne fait pas de bien), sélectionner méticuleusement ce qui permet de s’adapter, ne pas aller dans les récriminations, ni dans les conflits (ça coûte trop d’énergie). Cheminer sur une corde raide, s’économiser. Avec ses amis, c’est une quête autocentrée et distanciée, sans culpabilité, car la survie est à ce prix. Toute maladresse peut faire basculer dans la mort, ses amis, ses amours, ses collègues, ses soignants, ses gardes du corps ! Heureusement, J.S. Bach est là qui l’accompagne.

Il analyse en détail avec le style de Proust ses relations avec le personnel de l’hôpital de la Pitié-Salpétrière, en fait des portraits diversifiés, étonnants, généreux, attentifs. La description de sa relation avec Chloé, sa chirurgienne, est un chef d’œuvre de précision attendrie et de sens humaniste, avec sa part de familiarité et sa part de mystère.

Et tout ça dans la pudeur, les liens subtils, la mise en abyme. Dire sans dire, deviner sans le montrer, dès fois que ça ne soit pas ça, ne pas confronter en restant exigeant. Pas facile.

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Quelques passages :

p. 110. M’informer sur les attentats, je ne l’aurais pas fait. Je le répète : à tort ou à raison, j’aurais eu l’impression de dévaluer ce que nous avions vécu. L’actualité, maintenant, c’était pour les autres.

p. 184. Ma blessure provoquait des démangeaisons souterraines qui auraient mérité d’avoir leur propre nom.

p. 210. C’est peut-être cela qui caractérise le fou : être prisonnier à perpétuité de l’évènement cruel et impensable, qui, croit-il, l’a fondé. Qui aurait envie de livrer sa détresse et sa solitude à celui qui n’en a pas vraiment éprouvé ?

p. 226. Quand on est allongé couvert de cicatrices qui suintent, c’est toujours bien de parler d’un écrivain qu’on aime à ceux qui vous examinent.

p. 227. Chloé était proche et lointaine, juste et injuste, bienveillante et sévère, toute puissante et toute distante. Elle finissait les phrases que je commençais. Elle était la fée imparfaite qui, penchée sur mon berceau, m’avait donné une seconde vie. Cette seconde vie m’obligeait.

p. 242. Longtemps après la réussite de cette greffe, elle m’a dit un jour en consultation : « Savez vous ce que vous avez traversé ? Quand la greffe du péroné a eu lieu, nous n’en menions pas large. Si elle avait raté, c’est nous qui plongions avec vous ». Je l’ai regardée, stupéfait. Cette expression me fait sentir la violence que cette histoire lui avait imposée.

p. 396. Il y a toujours une contradiction fertile chez les médecins de cette trempe : ils doivent concilier l’humanisme et la patience du soignant avec l’impatience et le réalisme du politicien.

p. 422. C’est injuste, mais c’est comme ça : la victime doit être intelligente, obstinée, sans scrupules et armée. Elle n’a pas le droit, contrairement à ceux dont elle dépend, d’être faible.

p. 463. La Rochefoucault n’a jamais eu autant raison : le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement.

p. 476. (visite de son appartement d’avant) : En m’approchant de la pile de journaux, j’ai senti que si je revenais bientôt vivre ici, ce serait bref, car je commencerais par me jeter par la fenêtre.

Comment survivre à un tel choc de vie ? Voilà le grand mystère ! Pour y réfléchir, quelques pistes parmi les articles de ce site : La perle, Le sel, Chagrins d’école, Glyphos, Je crois en l’homme…, L’art de perdre, Tous les soleils, Intouchables, Green Book, Coulez mes larmes, Il mortito…

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2 Replies to “La Lambeau : oser le lire ! On n’en ressort pas le même …”

  1. Bertil Sylvander Post author

    Nadia Z. (envoyé à Bertil)
    J’ose une modeste contribution amicale…
    Le Lambeau, un livre bouleversant qui nous fait suivre pas à pas la lente reconstruction de Philippe Lancon, blessé lors de l’attentat contre Charlie le 7 janvier 2015.
    Je l’ai lu lentement comme si il fallait suivre le rythme et partager sa réparation physique et psychique .
    Une très belle écriture précise, simple d’autant plus émouvante
    Si vous ne l’avez pas encore lu je vous invite à vous y plonger.
    Nadia

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    1. Bertil Sylvander Post author

      Merci de cette contribution. J’ai éprouvé le même chose que toi en le lisant.

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