Dans la cuisine de la vieille demeure béarnaise, ma grand-mère s’affaire au repas de midi, en compagnie de madame Saint Laurent, employée de maison, qui l’aide dans cette tâche.
En ces années 50, les cuisines n’ont pas le confort des cuisines actuelles : la pièce est sombre, à peine éclairée par une ampoule centrale, suspendue à son contrepoids de porcelaine, à côté du serpentin tue-mouches. Une table centrale en guise de « plan de travail », un évier en pierre et quelques armoires. Dans le mur exposé au Nord, un placard, dont le fond à claire voie donne sur le jardin : c’est la pièce froide où l’on entrepose les aliments périssables. A travers la petite fenêtre, on voit le potager et ses rangs bien alignés, cultivés par le mari de madame Saint Laurent.
La pièce est simple et accueillante. On sent à la fois l’encaustique et le fumet du repas, en train de cuire dans la marmite : légumes frais entourant une poularde abattue le matin même par madame Saint Laurent. L’atmosphère est amicale.
Pour meubler le silence, mais aussi par réel intérêt pour cette dame, qui chaque été vient lui apporter son aide, Valentine se tourne vers elle :
– Et vous, madame Saint Laurent, qu’allez-vous manger ce midi ?
– Oh, répond-elle, on va manger une soupe au choux et un bon morceau de lard.
Intéressée, Valentine continue la conversation entamée :
– Et hier, qu’avez-vous fait à dîner ?
– Pareil ! Une soupe aux choux et un bon morceau de lard.
La femme se met alors à rire :
– Oh, chez nous, ce n’est pas comme ici. On mange tous les jours pareils : une soupe aux choux et un bon morceau de lard.
Madame Saint Laurent habite une petite maison située dans un coin du parc et qui donne directement sur la rue du village. Son mari et elle sont les gardiens de la vieille demeure et s’en occupent en hiver. Ils ont eux-mêmes, à côté de leur logis exigu, un potager, un poulailler, quelques cochons, une remise à outils, un WC extérieur et une fontaine à manivelle.
Ils cultivent leurs choux et tuent le cochon chaque année au mois de Février. Ils salent le jambon, font des pâtés, saucisses et saucissons, qui ne seront mangés que lors des fêtes : occasions familiales (communions, baptêmes, mariages, funérailles), et aussi bien entendu fêtes religieuses. Mais le reste du temps : soupe aux choux et … bon morceau de lard !
Un abîme sociologique sépare les deux familles, pourtant, si proches dans le quotidien et assises côte à côte à l’église, le Dimanche. Dans la famille de Mme Saint Laurent, on suit depuis la nuit des temps les rythmes recommencés de la vie rurale. Dans ma famille bourgeoise, les déterminants sociaux sont différents et les revenus plus élevés : on varie les repas, on varie les présentations, on varie les loisirs, on varie les sujets de conversations, on varie les voyages. On prépare sans le savoir le grand avènement – plus ou moins démocratique – de la variété post-moderne.
On ne se doute pas encore que, vers la fin de ce siècle et le début du suivant, on sera inquiet pour la qualité des aliments et pour la pollution de l’environnement, mais on rit gentiment de Madame Saint Laurent, de sa soupe aux choux et de son bon morceau de lard !
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