Pendant mes études et mes années de stages et d’enquêtes chez des agriculteurs, j’ai été amené à rencontrer le grand Lino Santini ! De ce fils d’immigré italien des années 30, j’ai appris une belle leçon d’humanité. La voici.
Lino est un bel homme de 40 ans Je suis dans sa ferme, aux alentours de Bergerac et il me présente ses parents et à ses trois sœurs. Ils vivent ensemble dans ces bâtiments en pierre blanche, assez pauvres, mais très bien tenus. Ils cultivent des céréales et du tabac et élèvent des vaches, comme de nombreux paysans du coin.
Il me raconte que lui et ses sœurs n’ont jamais pu se marier. Nés peu après l’arrivée de leurs parents, ils ont été ignorés, presque exclus de la communauté villageoise. Lino en a souffert, bien sûr et il lui reste le goût amer de n’avoir pas pu fonder de famille. Il s’y est habitué à la longue.
Lorsque nous parlons de ses activités agricoles, il s’anime, car là est sa passion. Lino est un innovateur, comme souvent les étrangers. Il a replanté ses vignes avec de nouveaux cépages, bien avant les autres, son troupeau est inscrit au Herdbook, qui gère la génétique animale, etc.
Il est particulièrement fier d’une coopérative qu’il a créée il y a quelques années. Alors que de nombreux paysans s’endettaient – et parfois se ruinaient – à acheter du matériel agricole bien à eux, lui a fondé une CUMA (Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole) pour acheter et gérer son matériel en commun (moissonneuse, cuve à vin, trayeuse, ..).
- Mais alors comment as-tu fait pour trouver des associés, toi qui avais tant de problèmes pour t’intégrer ?
- Eh bien je me suis tourné vers les seuls qui étaient d’accord, des marginaux comme moi, des dingues, des allumés …
- Ah ? Et lesquels, peux tu m’en dire plus ?
- Notre CUMA est constitué de trois personnes. Outre moi, Lino, il y a Maurice Platon et Jacques de la Fouchardière. Moi, je suis immigré, socialiste et athée. Maurice est un vieux radical protestant et Jacques est un royaliste catholique !! Que des gens mal vus de la communauté paysanne du coin !
J’ai appris ainsi que cette coopérative était bien la plus improbable des coops. Son existence tenait du miracle. Comment des gens qui auraient dû se détester travaillaient-ils ensemble ? Ils avaient tous les sujets de discorde possible, juste après Mai 68, en plus ! Les disputes homériques concernaient évidemment la religion (Dieu a-t-il voulu la guerre et la misère ?), mais aussi l’avenir de l’agriculture (collectiviser ? socialiser ? concentrer ?).
Dans le Bergeracois, on mange du foie gras, on boit la garbure, on boit du vin, on fait chabrot et on boit du cognac. Fille de loup ! Je les ai rencontrés, Maurice, petit homme rablé, grisonnant et patelin, Jacques élancé et raffiné, et Lino, teint couperosé et rigolard. Tout pour s’opposer, tout pour se haïr et tout pour se réconcilier en faisant Chabrot. Et en gérant ensemble une coopérative astucieuse et innovante.
Les seuls avec qui Lino ait pu se rapprocher, effectivement, c’étaient des marginaux dans leur propre communauté.
Mon histoire fait écho avec ce repas entre amis que je vous racontais dans « Celui qui ne sait pas d’où il vient… » et aussi à mon histoire des deux frères pendant la guerre d’Espagne ! « Enfermons les fauteurs de guerre dans une cuve à vin » !
« Le piège de la haine, c’est qu’elle vous enlace trop étroitement à l’adversaire » (Milan Kundera)
Allez aussi voir ce magnifique poème d’Aragon : « La Rose et le Réséda » et vous hésiterez avant de critiquer les positions d’une personne !
Racontez moi ce que vous avez lu ou vécu sur la haine bornée entre humains !
Echanges à partir du récit envoyé par Lala sur le Salon Ardent (oct 2018)
Bonjour amis passionnés des contes et qui en connaissez un bout ! Je vous livre une histoire qu’une amie (Lala) m’a envoyée sur mon site « Le salon ardent » et qui m’a plongé dans la perplexité. Voici l’histoire et juste après la réponse que j’ai faite à cette personne. Qu’en pensez vous ?
« L’histoire se passe au XV ème siècle… en Espagne .
Une famille vit à la campagne dans la forêt. D’où viennent-ils? Je ne sais. Le couple a de l’éducation, la femme sait écrire, et son mari aussi. Comment cela se fait-il? Je ne sais.
Ils vivent dans la forêt un peu à l’écart du village.La femme connaît les simples et vient en aide aux villageois.
Ils ont une fille, …et un petit garçon qui venait de naître peu de temps auparavant.
Un soir la fillette revenant du bois est témoin des hurlements de rage et de vindicte d’une foule qui s’agite furieusement autour de sa maison. Des villageois , fous de haine, sont venus mettre le feu à leur maison et empêchent les patrents d’en sortir avec le nouveau-né.
Les parents meurent dans l’incendie avec le bébé . La petite fille, terrorisée, échappe à la foule en colère.
La maison sera rasée, seules resteront quelques ruines de pierre .
Le petit seigneur local, en guise de réparation pieuse, protège l’enfant et fait en sorte qu’elle vienne au château. Elle sera placée aux cuisines , elle va y grandir travaillant aux feux, aux épluchures, au tâches variées …et ingrates.
Elle apprend à y survivre .
Or il advient qu’elle parvient à quitter le château en cachette, et à retourner sur les ruines de sa maison.
Des menaces avaient précédé la tragédie, lors sa mère lui avait montré la cachette où se trouvaient les notes, textes et connaissances sur les plantes: derrière une grosse pierre du mur, dans la cave. Elle avait enseigné déjà les plantes à sa fille et voulait qu’en cas de malheur celle-ci puisse protéger ce trésor.
La fillette retrouve intactes les précieuses documents.
Nuit après nuit, dès qu’elle le peut, elle retourne dans ses ruines, lis, apprends .
Un jour enfin, elle quitte le château discrètement comme à son habitude, mais pour ne plus y revenir. Un petit sac et quelques provisions de route préparées à l’avance lui seront utiles pour son voyage.
Elle marche de longs jours afin de quitter la seigneurie et le théâtre de son drame. Toujours marchant et se cachant,
elle finit par arriver dans une autre région, où l’accueil est plutôt bon.
Etrangère, elle trouve à travailler dans une auberge, et commence une nouvelle vie.
Au fil des années, elle sent peu à peu acceptée .
Elle aide une personne avec ses connaissances en plantes. Cela se sait, cela se dit, on la demande.
Hélas, la même haine se déchaîne à nouveau dans cette seigneurie. Etrangère et sorcière, elle est arrêtée , mise aux fers et encagée, avant qu’on ne la charge dans la cale d’un bateau en partance pour un lieu qu’elle ignore.
Le bateau, pris dans une tempête, n’ira jamais plus loin que les côtes d’Espagne.
On dit qu’en fond de cale elle était encore harcelée : on l’accusait haineusement de l’avoir ensorcelé et d’avoir déclenché la tempête. Lorsque le bateau prit feu, par une lampe renversée, on la laissa dans la cage, malgré ses appels désespérés, fers aux mains et aux pieds, avant de l’abandonner avec le bateau en flammes »
« Témoignage histoire des anciens temps »
Araho
Ma réponse à Lala
Bonjour Lala !
Histoire forte, vraiment ! Merci d’avoir pris le temps de nous la livrer !
Cependant, je n’arrive pas bien à en comprendre le sens profond ni la leçon de vie qui pourrait y être cachée ? Ce que je perçois, c’est qu’il y a une sorte de fatalité au martyre et à la haine. L’histoire se reproduit inéluctablement. Il y a quelque chose de la tragédie grecque : accomplissement de la malédiction, sans remède, sans action possible de la part du héros. Tout est écrit. Or, dans l’histoire du théâtre et du conte (analysée par exemple par Bruno Bettelheim), la conquête humaine consiste à avoir de plus en plus prise sur son destin. On passe d’Eschyle et Euripide (pour qui la malédiction doit s’accomplir sans que les humains ne puissent changer le cours de l’histoire) à Sophocle où le héros a plus de liberté (selon Romilly). Dans les contes, il y a par exemple le Chaperon rouge du Grimm du début (« le loup se jeta sur la petite fille et la mangea ») à Perrault (intervention du chasseur). J’aime les contes où le héros trouve les moyens de conjurer le sort car ils aident les humains à grandir et à devenir adultes par l’apprentissage de l’action juste.
Dans ce conte que nous envoies, le fait que la petite fille revienne à la maison de son enfance et apprenne l’art de sa mère ne l’aide en aucune façon à grandir, au contraire ! La leçon est que si elle était restée bien tranquillement au château, rien de cela ne serait arrivé. Si vous voulez rester en vie, ne bougez pas ! Ne cherchez pas dans le passé ! Finalement, pour moi, ça joue à contre sens !
Mais sans doute y trouves tu autre chose ? Je suis à l’écoute pour continuer le débat.
Bises
Bertil
Réponse d’Agnès (1)
Bonjour vous deux,
Ma première question face à ce texte est : est-ce un conte ? Il est présenté comme un « témoignage histoire des anciens temps », d’où vient-il ? Si c’est un témoignage, il devrait citer ses sources ou les témoins en question. Si c’est une histoire, elle peut renvoyer à l’ l’Histoire des anciens temps, ce qui est souvent utilisé pour décrire les contes. Ca peut renvoyer enfin à quelque chose de tout à fait inventé. Donc avant toute chose il serait important d’éclaircir l’origine de ce récit …
Sinon je suis assez d’accord avec le but moral du conte tel que le décrit Bertil et qui a été très bien mis en valeur par Joseph Campbell où le héros se lance dans une quête qui le transformera et dont il sortira grandi. Le conte n’est pas une leçon de morale au sens où il est ouvert à l’imaginaire et où chacun est libre de puiser ce qui le touche particulièrement. Il est plutôt pour moi un éveilleur de conscience.
Et tout à fait d’accord avec Pierre pour dire que tous les contes ne se terminent pas bien, en particulier ceux des Grimm, par exemple Dame Trude (où la sorcière transforme la petite en bûche et la lance dans le feu) qu’on pourrait étiqueter conte d’avertissement. Dans ce cas l’idée est de faire peur pour que les enfants ne s’y risquent pas.
Il y a aussi « l’enfant d’Ingolstadt » dont Pascal Quignard a fait le titre de son dernier livre et qui relate une mère qui bat son enfant en lui frappant le bras, le tue, et l’enterre. Le bras ressort de terre et on doit refaire venir la mère pour qu’elle batte le bras jusqu’à ce qu’il retourne sous terre (Mmm je laisse passer l’ange pour apprécier. l’horreur du tableau…).
Au contraire de Dame Trude ce conte là me semble dire qu’on n’abattra pas l’homme en le battant et que le bras ressortira toujours pour dire que malgré la destruction du corps l’esprit demeure plus fort. Mais on pourrait aussi s’identifier à la mère et ressentir toute la fureur qu’un puissant éprouve à se voir contesté. L’auditeur reste libre et pourra d’ailleurs s’identifier à l’un ou l’autre suivant les circonstances de sa vie.
Pour moi la marque du conte est la présence d’un élément magique comme la transformation en bûche, le bras qui sort de terre, ou la parole donnée aux animaux comme dans la cigale et la fourmi qui ne donne aucune morale. On peut tout aussi bien penser que la cigale est une étincelle de joie de vivre et la fourmi une sale avare que le contraire. La Fontaine était plutôt du genre cigale. L’élément magique est ce qui permet de prendre une distance symbolique, de rêver et de transposer aux expériences vécues dans la réalité.
Le texte que tu proposes à la discussion, Bertil, n’a aucun élément magique. Il est assez brut de décoffrage dans ce qu’il raconte (ce qui ne l’invalide pas en tant que récit, vu que dans la réalité il arrive toutes sortes de choses horribles) mais sans donner aucune précision sur l’époque, le lieu (Espagne, 15ème siècle, c’est vague) ce qui validerait le côté dénonciation ou instructif qu’un témoignage est censé apporter. Je trouve que ce texte ressemble plutôt à une histoire vécue qu’à un conte. Et que la chasse à la sorcière puisse toucher à la fois une mère et sa fille n’a rien d’invraisemblable. Le pouvoir religieux (et peut-être aussi le peuple) aimait bien brûler les femmes à l’époque en Espagne et en Europe.
Si je devais tirer de cette histoire une morale, je dirais qu’il vaut mieux naître homme que femme. Mais ce n’est pas une solution infaillible. Giordano Bruno n’a pas échappé au bûcher et Galilée l’a évité de peu. Je rejoins l’idée de Pierre que le combat n’est jamais fini contre l’obscurantisme. Et celle de Bertil que si les femmes veulent sauver leur peau mieux vaut ne pas faire de vagues ou alors être extrêmement rusée. Et si possible avoir un pouvoir social.
Et par rapport au fait de savoir comment considérer cette histoire, j’en reviens à mon interrogation première : quelle est la source d’Araho ?
Réponse de Pierre (1)
Ce « conte » est intéressant.
Selon moi, au-delà de la lecture de la fatalité de la condition de la guérisseuse, il y a surtout celle de la bêtise et l’ingratitude du peuple, qui cherche la sorcière à la fois pour se guérir et à la fois comme responsable de tous ses maux.
Quand tu fais référence aux contes à héros, tu fais référence en fait aux contes de fée. Ce sont eux qui ont été le plus étudiés. Comme l’a montré Propp ils ont en effet la même base structurelle et constituent un genre assez homogène. Ils ont peut-être aussi une universalité qui traverse les peuples. Et le happy-end n’est pas toujours la règle. Lis le conte complet de la belle au bois dormant. Disney n’a gardé que le début, mais dans la suite du conte, le prince s’avère un homme violent qui bat sa femme et ses enfants et celle-ci doit s’enfuir et se cacher dans la forêt avec eux, perdant sa condition, vivant dans la peur !
Mais pour avoir bossé ce qu’était le conte pour mon mémoire de master « société et interculturalité » il y a 4-5 ans, le genre conte et son type de corpus va bien au-delà de ce cœur merveilleux, comme des contes facétieux, des contes philosophiques, … (lire « la poétique du conte » de Nicole Bermont). Et la frontière est ténue avec d’autres types de récits comme les mythes. En occident, le mythique (on le voit dans le stage clown et mythe) appartient à la bible ou aux mythes grecs. Il y a donc une frontière plus ou moins claire (les frères Grimm ont d’ailleurs collecté des contes à la recherche de traces de mythes pré-chrétiens, qu’ils n’ont pas trouvés). Mais chez les amérindiens, animistes, les mythes faisant partie de leur vie, s’il y a des récits spécifiquement mythiques, la plupart des contes sont empreints de références mythiques et il est difficile de classer les récits.
Et puis il y a les légendes. Bien souvent elles viennent de faits réels, qui prennent une dimension de récit fantastique, symbolique qui tient du conte. Nombre de recueils s’appellent « contes et légendes ».
On est ici face à une histoire qui tient de la légende et du conte philosophique. Pour moi la petite fille a grandi, elle a appris. Elle est devenue indépendante, et malgré le décès de sa mère, il y a eu transmission « secrète ». N’est-ce pas aussi l’idée de l’éducation face à l’obscurantisme, de soigner les maux de la société à travers ceux des gens, même si le combat est difficile et que génération après génération il faut revenir sur le chantier, maintenir des forces de progrès face aux simplifications ? Ce conte s’avère en fait très « maçonnique ».
Je te remercie de me l’avoir envoyé, il m’a bien fait réfléchir.
Pierre
Réponse de Bertil (2)
Un grand merci à vous deux pour vos contributions !
C’est tout à fait passionnant et quelle finesse d’analyse de la part de gens comme vous qui travaillez avec cette matière étonnante qu’est le conte.
Je ne vais pas tout de suite et de nouveau me lancer dans des développements. Je vais laisser un peu maturer !
Cependant, deux points :
1. Ce que je retiens là tout de suite :
· Le fait que naturellement, tous les contes ne se terminent pas « bien »
· Mais que pour trouver un intérêt en tant qu’humain à les écouter et les raconter, il faut à mon sens qu’ils nous apprennent quelque chose, qu’ils nous fassent « grandir », qu’ils permettent de nous accomplir. Le côté « magique » est en effet un critère de « progrès », même si ce n’est pas l’acte du Héros lui-même qui fasse directement avancer l’histoire. Mais dans ce cas, l’accès à la magie est peut-être une marque que celui-ci est « choisi » par le destin, ou qu’il a mérité cet accès au magique ?
· Très intéressant aussi le côté maçonnique du conte de Lala souligné par Pierre. Mais pour que le maçonnisme apporte quelque chose à la société des humains, il faudrait d’une part que la transmission continue (ce qui n’est pas le cas ici) et de l’autre qu’elle soit plus collective (peut-être qu’au château du Roi, y avait-il quelque chose de ce genre qui a permis à la jeune fille de partir ?)
· Pour l’aspect « genre » (homme-femme), je ne suis pas trop d’accord comme leçon du conte, car le père de la petite fille a lui-aussi péri dans les flammes et que c’est le Roi qui a recueilli la fille. Super, cette référence au « pouvoir » caché de la femme ! ça rejoint ce bouquin que Noah m’avait passé : « the clown and the witch ». Pour exercer le pouvoir sans être convaincue d’être des sorcières et brûlées vives, les femmes doivent faire un pas de côté.
· Très juste, la question de savoir d’où vient ce conte. Je vais en demander un peu plus à Lala sur ça.
Contribution Pierre (2 )
En effet, il peut s’agir d’un récit traditionnel, c’est à dire transmis de bouche à oreille. L’histoire est alors polie par ces transmissions, ce qui poli son sens symbolique. L’auteur est multiple et l’histoire est vivante. Et si elle n’a pas de sens, elle n’est plus transmise.
Il peut aussi s’agir d’une histoire écrite. Il y a alors un auteur. Mais l’histoire n’a pas reçu ces corrections de la transmission. Elle est figée par l’écrit, un peu morte selon Nicole Bermont. Cela n’enlève pas qu’elle puisse être forte et parler au gens, comme les contes d’Andersen. Mais cela peut alors expliquer que l’on ait du mal à trouver un sens symbolique au récit (en version simplifiée par Perrault, une morale, ce qui n’est pas l’objet des contes traditionnels).
Réponse d’Agnès (3)
Je trouve très intéressants nos regards croisés et j’attends avec un brin d’impatience le dévoilement des origines de cette histoire-conte-témoignage.