Dès mon arrivée dans le Gers, je me suis tout de suite senti accueilli ! Après d’aimables paroles de bienvenue, on m’a signifié que je ferais partie de la communauté gersoise au bout de trente années de présence. Après ces trente années probatoires de bizutage, au cours desquelles les gens m’ont flairé et inspecté, puis examiné et soupesé, avant de m’évaluer, puis enfin de me juger, afin de me décoder pour me jauger, je me suis enfin laissé dire que je pourrais éventuellement être intégré, si je me mariais avec une gersoise ou que j’avais quelqu’un de ma famille enterré dans un cimetière gersois.
Comme je ne répondais à aucun de ces critères additionnels, je me suis résigné et je me suis contenté d’y vivre. Le processus d’intégration était en bonne voie jusqu’au jour où m’est arrivé une étrange mésaventure, qui est venue ternir mes espoirs.
Nous nous étions en effet, depuis quelques années, liés avec une éleveuse de canards gras : Thérèze Lassave, à Cazaux-Savès, une petite bourgade au bord de la Save. Savez-vous ? Dès notre arrivée, nous nous étions intéressés à cette activité dite « du gras », qui consiste à aider complaisamment un palmipède à se constituer des réserves, comme il le fait naturellement lorsqu’il doit migrer, mais là, il ne migre pas, alors que moi, si.
Et voici qu’un jour, nous avons invité Thérèze à dîner. Las ! Hélas !
Ma femme, la première, la suédoise, avait trouvé bon de faire bouillir du maïs doux, comme elle faisait dans son pays. Je dois dire à sa décharge qu’avec du beurre salé et une sauce au cerfeuil, c’est tout à fait délicieux. Mais lorsque Thérèze a vu arriver ce plat sur la table, elle s’est exclamée avec la fameuse voix gasconne, qui fait trembler les collines et dévier le cours de la Save :
- Mais on n’est pas des canarts !
(en occitan, Canart se dit et se prononce avec un « t »)
C’était vrai. Nous n’étions pas des canards. Et à ce titre, nous n’avions aucune raison de manger du maïs. Et de lui faire manger du maïs. Visiblement, ça la gavait, comme on dit aujourd’hui. Elle s’est renfrognée et n’a plus ouvert la bouche de la soirée. Erreur tragique, méprise épouvantable. Comment s’en relever ?
Avec ma nouvelle épouse, issue du Sud-Ouest, nous avons tout fait pour nous rattraper : nous achetons notre canard vivant le lundi matin à la halle au gras, en évaluant la taille de son foie, rien qu’en regardant l’animal au fond des yeux, nous achetons nos canards morts bien alignés sur des tables dans le bâtiment d’à côté après la sonnerie fatidique de 10 h et nous achetons nos foies frais préemballés sous vide. En outre, nous avons plusieurs fournisseurs attitrés, éleveurs fermiers. Nous « faisons le gras » chaque année et nous laissons savoir largement dans la contrée que nous découpons nous-mêmes les bêtes et que nous avons des secrets de fabrication de confit et de foie.
Mais malgré tous ces efforts, nous savons que la rumeur s’est répandue et quelle nous a poursuivis. Nous lisons, dans le regard de tous nos compatriotes locaux, cet horrible secret que personne n’ose dire à haute voix :
- Dans cette famille, ils mangent du maïs ! Alors qu’« on n’est pas des canarts ».
Ainsi, il existe au moins deux sortes de relations entre producteurs et consommateurs : d’une part, les relations de filière verticales et anonymes : les producteurs à la campagne et les consommateurs à la ville. Et de l’autre les relations d’économie de proximité, fondée sur un consensus culturel.
Pour avoir ignoré cela, je dois maintenant boire la coupe jusqu’à la lie.