Théodore Zeldin (membre de l’académie britannique), Fayard, 1999
(offert par mon ami Antoine)
Si vous voulez rendre plus agréable la conversation avec votre partenaire amoureux, vos collègues de travail, les membres de votre famille, vos amis ou des inconnus, lisez ce livre. Si, ce faisant, vous voulez changer le monde par la conversation, lisez ce livre.
Il explique pourquoi la parole, la parole rhétorique et un peu formelle du passé, a perdu de son attrait pour revenir à un art (car c’est un art !) de la conversation. Il montre comment l’évolution du rapport entre les femmes et les hommes a changé l’échange amoureux, comment certaines familles préfèrent la conversation au silence ou à l’ennui (phénomène historiquement nouveau !), comment votre travail peut enrichir votre conversation (ou ruiner définitivement votre réputation), quel rôle peuvent s’assigner les taciturnes ou les timides. Ce faisant, il vous permettra de mieux écouter les richesses de la parole de l’autre et mieux dire ce dont vous désirez partager. Ce tissage collectif de la conversation aura des effets sensibles sur votre vie. Programme alléchant, ne trouvez-vous pas ?
p. 14
Voilà ce qui me passionne par-dessus tout : essayer de comprendre comment la conversation change notre façon de voir le monde, puis le monde lui-même. Expliquer la manière dont cela se passe : voilà ce que je me propose de faire. … les humains ont déjà changé le monde en changeant leur manière de converser…
p. 18 : dans le passé, cela nous a valu la renaissance, les Lumières, la modernité et la post modernité. Est venue l’heure de la Nouvelle Conversation.
p. 22 : La rhétorique rendait le discours persuasif. Il arrivait qu’on s’en serve pour obtenir l’assentiment, l’admiration ou la reddition. Les mots étaient alors synonymes de pouvoir. Ils remplissaient le même rôle que les épices et la sauce dans lesquels on noyait la nourriture pour en cacher le véritable goût. Les gens y trouvaient du plaisir parce qu’ils aimaient à être charmés : ils devenaient esclaves de ce qu’ils croyaient être la beauté. Il n’était plus question de découvrir la vérité, mais de l’emporter dans la discussion. Obtenir l’adhésion d’autrui flattait l’amour propre : la rhétorique devenait ainsi une arme de guerre pour subjuguer les foules.
Mais dans la vie, il y a plus intéressant que de fourbir ses armes. On a commencé à rejeter ce style de discours et pour deux raisons tout à fait différentes. D’une part, il s’est révélé inutile pour une description scientifique précise , les analogies et métaphores poétiques étant autant d’obstacles à la compréhension de l’essentiel. Ainsi, le développement de l’intérêt pour la science a conduit à changer de style, et réciproquement, la nécessité de s’exprimer de façon claire et dépouillée a obligé les gens à développer une attitude plus scientifique, à abandonner la magie et la superstition. D’autre part, on s’est mis à critiquer la rhétorique comme antidémocratique, élitiste, volontairement obscure, encourageant la répression de véritables sentiments. On y a vu l’équivalent du culte de la distinction, du désir d’être supérieur. Le parler simple a triomphé aux Etats-Unis au XIX° siècle ; forçant les prétentieux à cesser de tyranniser les autres avec leur étiquette pour leur préciosité.
Mais le parler simple a parfois dégénéré en rejet des normes et en admiration pour le discours de gens sans instruction. Il est alors devenu plus obscure encore que la rhétorique. De la même manière, la clarté scientifique a été poussé si loin qu’elle est devenus jargon, compréhensible pour les seuls initiés. Le parler scientifique pourrait être l‘équivalent de la nourriture diététique, le parler simple celui de la restauration rapide.
p. 27 : La plupart des conversations que nous avons en privé ne font rien pour nous rendre plus généreux.
La plupart des religions ont du mal à communiquer. Ne pourraient-elles apprendre enfin à converser avec cordialité ?
p. 33 : « Un homme ne peut être un homme honnête sans conversation »
p. 40 : Au théâtre, les dialogues étaient autrefois raffinés et élevés au plus haut niveau d’expression. Ibsen nous révèle qu’ils sont capables de transformer les gens : « un changement s’est produit en moi, et ce changement s’est produit grâce à toi et à toi seul ». On ne saurait trouver plus puissante justification de la conversation.
p. 42 : Il n’existe pas de conversation sans respect mutuel.
p. 43 : rien n’est plus difficile que de prendre confiance en soi sans devenir arrogant
p. 44 : Le théâtre le plus inspirant d’aujourd’hui se joue dans nos foyers, quand nos conversations improvisées nous laissent le sentiment que les humains ne sont pas des créatures méprisables, mais peuvent être source d’inspiration, pleins de courage et d’espérance.
p. 47 : Je me souviens d’une amie qui, malgré toute sa beauté, a toujours eu des ennuis avec ses partenaires, car elle discute plus qu’elle ne converse ; il faut que ses arguments l’emportent pour qu’elle se sente l’égale de l’homme. Il en résulte un épuisement mutuel.
p. 50 : « sans conversation, l’âme humaine est orpheline, la conversation est presque plus importante que la nourriture, la boisson, l’amour, l’exercice »
p. 52 : Nous nous inquiétons les uns pour les autres, c’est ce qui fait de nous une famille.
p. 54 : Il n’y a pas plus grand maître que la famille. La conversation familiale ne peut donc fleurir que si la famille est considérée comme un endroit sûr où faire des découvertes touchant le monde et en parler sans crainte pour mieux les assimiler
p. 57 : Parmi ceux qui se souviennent d’avoir eu de merveilleuses conversations autour de la table familiale, nombreux sont ceux qui l’expliquent par le fait qu’il s’y trouvait régulièrement toutes sortes d’invités renouvelant les sujets abordés. Comme les familles, la conversation meurt d’un excès de consanguinité.
p. 59 : pour devenir une aventure, la conversation doit explorer des territoires nouveaux
p. 62 : parler avec des gens qui n’ont apparemment rien de commun avec nous me semble une expérience qui vaut la peine d’être poussée plus loin
P. 65 : c’est en conversant avec d’autres que nous sommes en mesure de faire de notre vie individuelle une œuvre d’art originale.
p. 67 : la plupart des diables n’ont pas de cornes : ils sont agressifs parce qu’ils sont faibles, et cruels parce qu’ils ont peur. Avec eux, il ne faut pas renoncer.
p. 68 : Il est vrai que beaucoup de gens prennent plaisir à haïr. « Haïr est sacré », disait Zola. Haïr donne aux gens l’impression qu’ils ont des principes et des opinions. Mais j’objecterai que découvrir un trait admirable ou touchant chez quelqu’un d’incompréhensible ou de détestable n’est certainement pas moins satisfaisant. Les sentiments humains partagés, les larmes qui montent aux yeux devant la souffrance de complets étrangers, sont parmi les émotions les plus profondes. Chaque fois que nous en faisons l’expérience, nous redécouvrons notre appartenance à l’immense famille qu’est l’humanité. Humanité signifie à la fois « tout le monde » et « bonté ». Rares sont les gens qui sont totalement dépourvus de bonté. Découvrir ce précieux filon sous un sol pierreux compte parmi les défis les plus exaltants.
p. 84 : Si l’on vous en donnait la possibilité, cela vous intéresserait-il d’être initié à trois, quatre, voire cinq professions, d’apprendre à parler le langage de ceux qui les pratiquent, à connaître les problèmes qui se posent à eux et les difficultés qu’ils rencontrent …
J’ai demandé à un architecte : « puis-je venir sans vous déranger travailler dans votre bureau ? Je voudrais voir comment fonctionne l’imagination des architectes ».
p. 110 : C’est pourquoi il est bon de nous rappeler que ceux qui demeurent silencieux sont souvent occupés par la conversation qu’ils ont avec eux-mêmes, et que cette conversation là peut être aussi valable et intéressante que bien d’autres.
p. 111 : Penser, pour moi, c’est réunir des idées, des idées qui se mettent à flirter, qui apprennent à danser et à l’enlacer. J’y trouve un plaisir sensuel. Les idées sont en constant mouvement dans le cerveau, et, comme le spermatozoïde qui cherche l’ovule, elles cherchent à fusionner pour produire une idée nouvelle. Le cerveau regorge d’idées solitaires qui ne demandent qu’à ce qu’on leur trouve un sens, à ce qu’on reconnaisse leur intérêt. Le cerveau paresseux se contente de les ranger dans des casiers, comme un rond-de-cuir qui veut se faciliter la vie. le cerveau vivant trie et crée, à partir d’idées sélectionnées, de nouvelles œuvres d’art.
p. 113 : Dostoïevski prétendait que ce que disent les gens importe peu ; seule compte la façon dont ils rient. Il est vrai que, sans rire, on ne peut être complètement libre ni complètement humain, car rire signifie juger par soi-même, ne pas s’en tenir aux apparences et ne pas se prendre soi-même trop au sérieux.
p. 114 : Il est clair qu’une conversation ne peut pas être faite uniquement d’anecdotes ; entre les anecdotes, il faut bien le lien d’une pensée générale dont on puisse ensuite discuter. Il ne suffit pas que les idées se rencontrent : encore faut-il qu’elles s’enlacent.
La radio ne pourra remplacer le livre que le jour où elle obéira aux injonctions : « Arrête, attends une minute, répète ça, laisse moi le temps de réfléchir ». Si je m’interrompais plus d’une seconde lorsque je parle à la radio, on penserait aussitôt qu’il se passe quelque chose d’anormal. Or la conversation a besoin de temps d’arrêt, les pensées ont besoin de temps pour faire l’amour.
J’apprécie particulièrement les conversations qui se situent à la limite de ce que je comprends et de ce que je ne comprends pas, les rencontres avec des gens qui sont différents de ce que je suis.
p. 120 : Nous vous avons créés hommes et femmes et distribués en tribus et nations afin que vous puissiez vous connaître les uns les autres » [ B.S. cf Tour de Babel, Pentecôte ].
p. 123 : Vous vous demandez peut-être si l’art de la conversation devrait s’enseigner et s’il peut s’enseigner, comme la danse. Les gens du XIX° siècle pensaient que oui. […] mais la conversation qu’ils cultivaient avait des objectifs qui ne sauraient satisfaire pleinement la génération actuelle : faire passer du temps plus agréablement, amener les autres à avoir bonne opinion de soi, s’améliorer. Les professeurs de conversation oubliaient la notion de contact personnel, de rencontre intime entre esprit et sympathies, et surtout le besoin de chercher du sens à la vie.
La branche qu’ils enseignaient se situait entre la musique et la médecine ; ils faisaient travailler l’élocution, corrigeaient l’accent et la présentation, au lieu d’approfondir le contenu de la conversation. De façon générale, les brillants causeurs évitaient les sujets trop profonds ou trop personnels. Ils trichaient : au lieu de dire ce qu’ils pensaient, ils répétaient des formules à la mode ou énonçaient sous forme de bons mots des choses auxquelles ils ne croyaient pas.