avec ses complices Jean-Bernard Bonange et Anne-Marie Bernard ?
Issu d’une famille suédoise, anglaise et arménienne immigrée en France, de tradition protestante, j’ai vécu dans un milieu familial cosmopolite propice à l’humour et à la provocation feutrée, assez proche de l’humour juif ! Ma grand-mère (« Granny ») était à la fois une grande dame et un vrai clown. Elle ne pouvait s’empêcher de brocarder gentiment et de pasticher de manière à la fois juste et décapante, toute personne qui se prenait trop au sérieux ! Le « gêne » est sans doute passé chez son fils Erland (mon père) et ses petits-enfants, (dont moi !).
Plus gravement, je trouve aujourd’hui dans le spleen des étrangers déracinés les sources de la posture décalée et marginale du clown. Ce n’est que progressivement que j’ai pris conscience que cette posture s’inscrivait dans une longue tradition d’irrévérence – parfois un peu grossière – et qu’elle pouvait être remise au goût du jour, dans une forme plus élaborée !
A l’indépendance de l’Algérie, arrivé dans le lycée expérimental Marseilleveyre, j’ai enfin pu me dégager du carcan des conventions sociales algéroises (où ce genre humour n’était pas de mise, nonobstant la guerre d’Algérie), pour me laisser aller à pasticher les profs, lors des fêtes de fin d’année, dans les années 1962-64. Cette pratique, en fait très ancienne en France, consiste à donner toute liberté aux élèves en fin d’année[1]. Tout le monde n’y allait pas, car il fallait une certaine dose d’audace pour oser critiquer le corps enseignant !
Vignette souvenir : la déclinaison latine
En classe de seconde, mu par une sorte d’instinct, je me suis propulsé sans bien savoir ce que je faisais, au-devant de la scène avec un de mes camarades et de chanter (sur what I say, de Ray Charles) :
Alors Pierre, j’espère que tu as appris ta conjugaison ! Est-ce que tu la sais ? Est-ce que tu la sais, dis-moi ? Est-ce que tu la sais ? Est-ce que tu la sais ? Est-ce que tu la sais ? Oh-oh-oh ! Est-ce que tu la sais ?
Rosa-rosa-rosam-rosae-rosae-rosa… répondait son collègue (n’en déplaise à Jacques Brel, qui a eu la même idée, à moins que ce ne soit le contraire), avant de fondre en larmes.
Mme Jobard, prof de français-latin-grec très garçonne et dure en affaires, riait généreusement.
Fort de ce premier succès et une fois à l’Institut National Agronomique (1966), j’ai découvert qu’y avait cours la même coutume de pasticher les profs. Lors de son dernier cours, évènement qui pouvait se produire tout au long de l’année, on organisait son « enterrement ». Un élève allait l’imiter et dire enfin tout haut ce que tout le monde pensait tout bas et, outre le bon moment d’hilarité, ça permettait au prof de se bonifier et d’améliorer son cours (dans le meilleur des cas).
Vignette souvenir : un p’tit coup de rouge
Mr xxx, professeur de physiologie végétale, était un grand spécialiste dans sa catégorie, qui avait publié dans les meilleures revues mondiales et s’était illustré dans l’influence de la lumière sur la croissance des plantes. Nous avions remarqué par ailleurs que son nez laissait apparaître une forte vascularisation qui trahissait un certain penchant pour la bouteille.
Je suis donc arrivé avec sa blouse blanche pour reproduire une expérience maintes fois vue en cours : il s’agissait de faire varier différentes intensités de différentes couleurs et de constater les résultats. Le pseudo professeur s’est alors appesanti sur la couleur rouge pour en étudier les effets sur la plante. Au cours de l’exposé de la méthodologie, il avalait ballon de rouge sur ballon de rouge, tout en éclairant la plante en rouge. Et quand il disait, en légère ébriété : « allez, encore un petit coup de rouge », on ne savait plus s’il parlait de son expérience ou de son apéro. Evidemment, les calculs de variance et de co-variance en étaient profondément affectés.
Hilarité dans l’assemblée des étudiants et rire complaisant du professeur ! Il faut aussi rappeler que le gauchisme montait parmi les étudiants et que le « petit coup de rouge » comblait d’aise certains élèves assis sur les travées de gauche de l’amphi…
Mais il m’est vite apparu que mai 1968 avait franchi les frontières et sa réputation me précédait lorsque je suis arrivé en Suède en Janvier 69. La contestation y tenait le haut du pavé et j’ai pu, là aussi exercer mes talents d’agit-prop artistique :
Vignette souvenir : les premiers seront les derniers
Sans être ce qu’on appelle un vrai provocateur (dans le sens de l’affrontement), j’ai ainsi toujours aimé la dérision feutrée ! A l’Université des Beaux-Arts, mon amie devait faire un film sur le thème de l’émulation. Toujours dans la foulée de mai 1968, nous avons choisi le thème de la compétition sportive. Dans un stade de Stockholm, nous avons filmé une bande de quatre « athlètes » à qui le professeur demande de courir un 800 m et qui, contre toute attente, font plus jouer la solidarité que la rivalité : ils s’attendent, s’entraident, se soignent… et lorsque l’un d’eux fait une échappée, ce qui comble d’aise le professeur – enfin ! -, il fait tout aussitôt demi-tour et rejoint ses camarades en criant : « attendez-moi ! ».
Colère du prof et leçon de didactique révolutionnaire, bien dans l’esprit soixante-huitard, qui contestait le principe même de la compétition et des honneurs dus au vainqueur, considérés comme un symbole de la hiérarchisation de la société et du détournement de l’attention des masses du politique vers le sport.
Par la suite, la prise de conscience des mécanismes de la violence symbolique à l’œuvre dans l’ordre social m’a conduit à faire évoluer mes champs d’intérêt des aspects techniques vers l’analyse sociologique. Cela m’a amené, en 1969, à me spécialiser dans les Sciences sociales (notamment le management et la sociologie des organisations), domaine dans lequel j’ai développé mes recherches une fois recruté à l’Institut National de la Recherche Agronomique. J’y ai gravi tous les échelons jusqu’au grade de Directeur de Recherches, dans le domaine de la sociologie économique[2]. Mais je ne désirais pas me limiter à une approche explicative, aussi passionnante soit-elle, pour développer une sociologie compréhensive de l’intervention, que j’ai pratiquée dans le laboratoire que je dirigeais au Mans.
Ainsi, ayant vu le lien puissant qui existait entre une science sociologique qui décrit les mécanismes sociaux et les implications de l’intervention, j’ai pu trouver une cohérence entre mes engagements rationnels de chercheur et mes goûts artistiques pour la clownanalyse.
[1] Lors d’une intervention en clownanalyse dans un collège en mai 1988, nous sommes intervenus en fin de cours dans une dizaine de classes. A un moment, après notre intervention, un des élèves, enhardi par notre passage, est allé sur scène et a fait une parodie parfaite du prof de maths. Sans doute devait-il le faire depuis longtemps en cours de récréation, mais il a ce jour-là été légitimé par notre intervention et il a renoué avec une tradition ancestrale !
[2] Sylvander B. (1989) : « Les Stratégies Institutionnelles de Qualité dans le secteur Agro-Alimentaire », INRA-UTM Centre de Recherches sociologiques, Toulouse. Sylvander B. (2002) : « Institutions et Qualité », Rapport pour l’Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), Université du Maine.