A l’occasion d’une de mes missions en Scandinavie, mon interlocuteur me donna, comme cadeau de départ, un petit paquet soigneusement emballé sous vide, de couleur brune et joliment étiqueté, avec un petit drapeau norvégien et une mention bien en évidence : Brunost. Il s’agit d’un petit fromage fabriqué à base de 24 % de lait de chèvre et le reste en lait de vache, de crème et de petit lait, bouilli pendant assez longtemps pour qu’il reste une pâte brune aux forts accents de caramel. Brunost signifie en norvégien : « fromage brun ». C’est original.
Je connaissais bien ce produit, car je l’avais rencontré dans mon enfance, en vacances en Suède, sous le nom de Mesost. C’est pourquoi, après les remerciements d’usage, je ne manifestais pas d’enthousiasme excessif. En effet, la couleur brune et le goût de caramel viennent d’un phénomène que les professionnels français de la fromagerie ont appris à désigner comme étant la réaction de Maillard. Une réaction qui se produit lorsqu’on chauffe ensemble et pendant un certain temps les protéines de lait et les sucres.
Ces deux composés crament de conserve et ça donne cette consistance, couleur et goût qui sont considérés comme un accident de fabrication, provocant chez nous un défaut rédhibitoire du produit !
Je me méfiais de mon premier réflexe, redoutant qu’il ne s’agisse de ma part d’une étroitesse d’esprit et d’un préjugé haïssable. Je résolus donc de le ramener à ma famille, sans rien dire. Je le mis derechef sur le plateau de fromage. Hélas pour la tolérance culturelle, que je défends pourtant ardemment, les réactions de dégoût ne se firent point attendre. Pouah.
Mais j’étais obstiné et comme Noël approchait, je gardais mon fromage en secret. Le soir du réveillon, nous étions en train de confectionner le buffet des hors d’œuvres et trônaient sur la table les fromages blancs battus et leurs légumes crus, la tapenade, le hoummous, le tarama, les tsatsikis, les canapés au foie gras et aux truffes, les tomates cerise, etc.. Bref, rien que de très habituel.
Sans rien dire à mes invités, j’y cachais mon Brunost, mais cette fois – astuce ! – coupé en petits dés, reposant sur une minuscule feuille de salade et munis de cure-dents pour mieux les saisir.
Les invités sont arrivés, on est passé au buffet de hors d’œuvres et à l’apéro, puis à table. La soirée et la nuit se sont écoulées. Le lendemain, je suis allé relever les résultats de mon expérience et j’ai constaté, sur la table des hors d’œuvre, que toutes les assiettes étaient vides, sauf une, celle où tous les petits dés de Brunost se dressaient bravement, pour me signifier qu’on ne les aurait pas à ce petit jeu.
Le test était impitoyable et d’autant plus significatif qu’aucune parole n’avait été échangée là-dessus, ni avec moi, ni entre les convives (donc pas de biais méthodologique). Les gens s’étaient servi tout en papotant, sans accorder la moindre attention aux mets présentés (ce qui, soit dit en passant, relativise quelque peu le mythe du français « fine gueule »). Ils s’étaient tous conduit comme des animaux d’expérience.
Je regardais alors mon Brunost, avec un mélange de lassitude, de pitié et de colère. Je décidais de tenter le tout pour le tout et je le mis… à la salle de bain, pour entendre ma fille me dire le lendemain : « pas terrible, ton savon norvégien ».
Il y a donc une certaine constance dans les habitus alimentaires, mon cher Pierre.
[1] Hommage discret et respectueux à Umberto Eco, qui a peut-être inspiré ce livre. U. Eco, « Comment voyager avec saumon ? », Grasset, 2000.
Si ça n’était que le goût, ça irait!
Mais, en plus, ça colle au palais.