Ma dentiste à la bio – extrait des « Plaisirs du sens », de Bertil S.

Me voici donc assis sur le fauteuil de ma dentiste. Tout le monde connaît cette situation, qui n’est guère agréable. On a toujours un peu peur de souffrir. Certes, aujourd’hui, la mortification est dépassée : la lutte contre la douleur est devenue socialement légitime et on peut espérer rencontrer des médecins qui acceptent de nous en dispenser.

Après quelques premiers soins, petite pause et voici qu’elle me questionne négligemment : « et … que faites-vous comme métier ? ». Je lui explique alors que je suis chercheur à l’INRA. Comme elle insiste pour en savoir plus, je lui précise que j’étudie la sociologie des consommateurs de produits biologiques (c’est ce que je faisais à l’époque). Cela m’amène incidemment à expliquer la nature et l’origine de l’agriculture biologique.

Elle ne répond rien et continue les soins. Cela dure assez longtemps. Elle est concentrée et silencieuse. En effet, dévitaliser une molaire, pour elle, c’est du boulot. Moi aussi, je suis concentré, car en ce qui me concerne, je ne suis pas très à l’aise. L’anesthésique ne produit pas tout à fait l’effet escompté et j’ai mal.

Au bout d’un moment, elle s’arrête, en sueur et fait une pause. C’est alors qu’elle me demande :

  • Et… c’est qui les gens qui achètent des produits bio ?

Je lui réponds, avec ma bouche en carton-pâte :

  • H’ahrès les études haites, he sont prinhipalement hes retraités, hé cahégories aisées d’âge moyen, des heunes parents, des intellectuels, des cadres moyens de la hanté, des artihtes et hurtout des enseignants.

Je vois son visage se refermer et elle reprend son travail sans plus piper mot. Elle a achevé la première phase de nettoyage de la racine et commence à obturer les cavités. Au bout d’un moment, elle lâche en bougonnant :

  • Ca ne m’étonne pas, dès qu’il y a un problème, c’est les enseignants !

Enfoncé dans mon fauteuil, me voici avec un sujet de réflexion en or. Pourquoi en effet a-t-elle associée de la sorte « produit bio », « problème » et « enseignants» ? Cette dame doit certainement avoir de mauvaises expériences avec le métier d’enseignant ! Mais à aucun moment nous n’avons évoqué le moindre « problème », à propos des produits bio. C’est donc elle, qui, entre nos deux moments de conversation, a ruminé sur le sujet et a fait cette association étrange : « la bio pose problème, les enseignants posent problème, donc il est logique que ces derniers mangent bio ».

Je risque quelques hypothèses. D’abord, les études font rarement apparaître de médecins dans la population des consommateurs de produits bio. Cela est peut-être dû à leur formation scientifique. Peut-être est-ce aussi la marque d’une attitude essentiellement curative – et non préventive – par rapport à la santé.

Mais plus généralement, on peut dire que la bio pose problème à la société, d’une manière ou d’une autre et, certes, parfois maladroitement. On pourrait dire en outre que les enseignants (ou les chercheurs ?) sont payés à réfléchir ? Eux, ils posent des problèmes.

Et ma dentiste, dans sa phrase sibylline, vient de s’en faire l’écho.

Mais, plus légèrement, on peut aussi proposer l’interprétation psychanalytique : n’est-elle pas en train de dévitaliser une racine ?

Pour lire « Les plaisirs du sens » dans sa totalité, télécharger le pdf : Les plaisirs du sens

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One Reply to “Ma dentiste à la bio – extrait des « Plaisirs du sens », de Bertil S.”

  1. Claude Broche

    Quel joli témoignage à donner à des clowns analystes ! ils auraient surement un point de vue drôle et pertinent sur cette dentiste, qui semble faire métier de mécano de la bouche, sans savoir que cette bouche et ses dents sont portées par une personne.
    Mais déjà je savoure le clown embouché, soumis à la loi du plus fort, dans sa totale dépendance, tentant désespérément de faire bonne figure dans un moment où il aurait tant besoin d’un peu d’empathie.
    Dans ce jeu, je choisirai le point de vue de l’objet : la dent de qui on ôte la vie.

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